Citations sur Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (357)
Unanimement, de mémoire de rue Bleue et de rue du Faubourg Poissonnière, on avait toujours vu monsieur Ibrahim dans son épicerie, de huit heures du matin au milieu de la nuit, arc-bouté entre sa caisse et les produits d'entretien, une jambe dans l'allée, l'autre sous les boites d'allumettes, une blouse grise sur une chemise blanche, des dents en ivoire sous une moustache sèche, et des yeux en pistache, verts et marron, plus clairs que sa peau brune tachée par la sagesse.
L'homme a qui Dieu n'a pas révélé la vie directement, ce n'est pas un livre qui la lui révélera.
Un homme, ça passe sa vie dans seulement deux endroits: soit son lit, soit ses chaussures.
La lenteur, c'est ça, le secret du bonheur.
J’ai jamais vu des yeux rigoler comme ça, ils rigolent à gorge déployée, ses yeux, ils font un boucan d’enfer.
Une échelle a été mise devant nous pour nous évader, Momo. L’homme a d’abord été minéral, puis végétal, puis animal – ça, animal, il ne peut pas l’oublier, il a souvent tendance à le redevenir –, puis il est devenu homme doué de connaissance, de raison, de foi. Tu imagines le chemin que tu as parcouru de la poussière jusqu’à aujourd’hui ? Et plus tard, lorsque tu auras dépassé ta condition d’homme, tu deviendras un ange. Tu en auras fini avec la terre. Quand tu danses, tu en as le pressentiment.
— Ici ça sent le cierge, c’est catholique.
— Oui, c’est Saint-Antoine.
— Là, ça sent l’encens, c’est orthodoxe.
— C’est vrai, c’est Sainte-Sophie.
— Et là ça sent les pieds, c’est musulman. Non, vraiment là, ça pue trop fort…
— Quoi ! Mais c’est la mosquée Bleue ! Un endroit qui sent le corps ce n’est pas assez bien pour toi ? Parce que toi, tes pieds, ils ne sentent jamais ? Un lieu de prière qui sent l’homme, qui est fait pour les hommes, avec des hommes dedans, ça te dégoûte ? Tu as bien des idées de Paris, toi ! Moi, ce parfum de chaussettes, ça me rassure. Je me dis que je ne vaux pas mieux que mon voisin. Je me sens, je nous sens, donc je me sens déjà mieux !
— Ton père, il n’avait pas d’exemple devant lui. Il a perdu ses parents très jeune parce qu’ils avaient été ramassés par les nazis et qu’ils étaient morts dans les camps. Ton père ne se remettait pas d’avoir échappé à tout ça. Peut-être il se culpabilisait d’être en vie. Ce n’est pas pour rien qu’il a fini sous un train.
— Ah bon, pourquoi ?
— Ses parents, ils avaient été emportés par un train pour aller mourir. Lui, il cherchait peut-être son train depuis toujours… S’il n’avait pas la force de vivre, ce n’était pas à cause de toi, Momo, mais à cause de tout ce qui a été ou n’a pas été avant toi.
Ma grande surprise fut de découvrir, un jour, dans la salle de bains, que monsieur Ibrahim était circoncis.
— Vous aussi, monsieur Ibrahim ?
— Les musulmans comme les juifs, Momo. C’est le sacrifice d’Abraham : il tend son enfant à Dieu en lui disant qu’il peut le prendre. Ce petit bout de peau qui nous manque, c’est la marque d’Abraham. Pour la circoncision, le père doit tenir son fils, le père offre sa propre douleur en souvenir du sacrifice d’Abraham.
Lorsqu’on veut apprendre quelque chose, on ne prend pas un livre. On parle avec quelqu’un. Je ne crois pas aux livres.