Voilà une couverture bien attrayante ! Les couleurs de Broomfield, ça attire l'oeil. Mais l'oeil du tigre en pleine Amazonie, peu de chance d'en ressortir « survivor », y a comme une anomalie.
Oui, OK, la jaguar a un tigre dans son moteur, mais là, c'est un vieux, pas comme la cougar, si vous voyez c' que j'veux dire…
Un vieux, la sagesse et l'expérience, deux qualités indispensables pour survivre en pleine jungle, dans ce milieu hostile et oppressant.
« Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au dessus des têtes. le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie ».
L'histoire se passe à El Idilio, joyeuse idylle, où les mots d'amour sont prononcés dans les romans. Pas de discours romantiques chez les Shuars, juste des attouchements, mais en évitant le baiser buccal, sacri-lèse majesté.
« Il existe chez eux, entre hommes et femmes, des caresses sur tout le corps, sans se préoccuper de la présence de tiers. Même quand ils font l'amour, ils ne se donnent pas de baisers ».
Un chasseur blanc se fait tuer, dur à digérer, même pour un colon. Evidemment, on accuse les Indiens, les Shuars, pas les Jivaros, ces sauvages dégénérés qui acceptent la soumission.
C'est là qu'Antonio intervient, sa mission à lui, c'est de découvrir la vérité, car une griffe de machette, ça fait pas très sérieux. Y a les traces de griffures, mais il y a aussi l'odeur, pas de l'essence, de l'urine, car la jaguar a laissé son empreinte, tout autant olfactive que visuelle. Sa manière à elle de marquer son territoire, pour alerter sa tribu, elle, bolide carnivore qui ne veut juste que sauver sa famille, les super prédateurs qui règnent en maîtres dans la forêt amazonienne.
Le bruit et l'odeur, on n'est plus chez nous. le bruit c'est les singes hurleurs et les perroquets criailleurs, l'odeur c'est la trace invisible aux yeux des humains, mais pas pour les autochtones qui ont tous leurs sens en éveil.
C'est aussi celle de bouches qui ont une dent contre l'hygiène, et la puanteur qui s'en dégage révèle le temps d'attente du quenottier.
« La venue du dentiste était accueillie avec soulagement, surtout par les rescapés de la malaria, fatigués de cracher les débris de leur dentition et désireux d'avoir la bouche nette de chicots afin de pouvoir essayer l'un des dentiers étalés sur un petit tapis violet qui évoquait indiscutablement la pourpre cardinalice ».
Chicots, oui, mais également Chico, allusion à Mendes, le défenseur de la forêt amazonienne, que
Luis Sepulveda a bien connu, mais qui n'aura pas eu assez de temps pour découvrir ce bouquin. Ce premier roman de l'écrivain chilien est un hommage au héros écologiste assassiné par des destructeurs de milieu naturel. Les lanceurs d'alerte paient le prix de leur combat, inégal face aux lobbies tentaculaires.
Juste une centaine de pages pour transcrire l'immensité du paysage. Pas de longueurs superflues, un condensé qui va à l'essentiel, une minutie dans les détails et une histoire qui progresse comme l'avancée dans la jungle, à coups de machette.
Conte, récit initiatique, quête, poème épique, c'est tout à la fois.
Une narration qui alterne le récit, les descriptions et les dialogues avec un dosage parfait. J'ai été happé par l'aventure, elle m'a entraîné jusqu'au bout de la tragédie, sans aucun ennui, mais avec une jubilation contenue, pour ne pas apeurer les habitants de ces lieux.
Il serait possible d'en tirer des citations du début à la fin, tellement ça fourmille d'images pour exprimer ce qu'est le blues, celui des tribus dépossédées de leurs terres et celui du vieux qui aimerait pouvoir changer les choses avant de disparaître.
Histoire de pouvoir transmettre son jardin secret, découvert lors d'un vote où il fallait bien distinguer les candidats écrits sur les bulletins.
« Il savait lire. Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse ».
Alors il se servit de ce « pouvoir » pour résister à la barbarie, pour s'échapper de ce monde cruel et vil. En lisant des romans d'amour.
« C'était l'amour pur, sans autre finalité que l'amour pour l'amour. Sans possession et sans jalousie ».
Les livres lus s'accumulent dans sa tête, mais le nombre de cadavres augmente lui aussi. Pas seulement dûs aux jaguars, les prédateurs sont nombreux dans la jungle. Il y a le « Bagre guacamayo », l'énorme silure-perroquet. Il veut jouer, mais ses coups de queue peuvent être fatals.
Il y a aussi l'attaque au guano, lorsque les chauve-souris sont dérangées en pleine nuit.
« Vous leur avez fait peur avec votre lampe et vos cris, alors elles se sont envolées en nous chiant dessus. Elles sont très sensibles, comme tous les rongeurs et, au moindre signe de danger, elles lâchent tout ce qu'elles ont dans le ventre pour s'alléger ».
Alors là, je dis non, senor Sepulveda, je suis rongé par la honte de vous lire à ce sujet. Je ne puis guère sourire, car je ne suis pas encore chauve. Ces petits mammifères ailés ont des dents de carnassiers, ce ne sont pas des rongeurs.
A moins que ce ne fut
François Maspero, un peu gauche dans sa traduction, qui se trompa d'animal.
Après le tigre, deuxième bourde faunique, heureusement les animaux n'en eurent cure et continuèrent leur vie tranquille.
Tranquille, leur vie ?
« En face de lui, quelque chose se mouvait dans l'air, dans la végétation, à la surface des eaux tranquilles, au fond même du fleuve. Une chose qui semblait avoir toutes les formes et se nourrir en même temps d'elles. Elle changeait constamment sans laisser aux yeux hallucinés le temps de s'accoutumer. Elle prenait brusquement l'apparence d'un ara, puis passait à celle d'un silure-perroquet qui sautait la gueule ouverte, avalait la lune et retombait dans l'eau avec la violence d'un gypaète fondant sur un homme. Cette chose n'avait aucune forme définie, précise, mais toujours, quelles que soient les apparences qu'elle prenait, demeuraient les yeux jaunes et brillants ».
Des mots qui explosent en bouche comme des pop rocks. Une étrange sensation d'euphorie teintée de romantisme.
L'amour au coeur de la jungle. Frissons garantis.
Une bien agréable façon de terminer le mois.
Je vais pouvoir démarrer octobre sereinement.