Quand, d'aventure, émerge un tenu à partir du discret : alors advient le temps réel, mélangé, je ne sais comment, de tendu, de retenu et de brisé, de ses deux racines en quelque sorte ; alors advient la musique, mélodie soutenue, de même, au moyen de notes et de cris en grains ; alors advient le récit, où ma voix, cassée de consonnes, se lie de voyelles ; alors advient l'histoire, ce tissu de sens issu d'événements choisis ; alors advient le Grand Récit, de la matière liant des nombres et des particules atomiques, de la vie tissant des molécules, de l'humain raconté à partir de rarissimes fossiles... L'Univers, la vie, moi, nous, l'homme même naissent d'un continu, chaque fois singulier, qui jaillit du discontinu de base, s'y mélange, s'y compose, s'y intègre, comment, je ne sais pas, mais je le chercherai.
Voici encore : locaux et mobiles les objets anciens pouvaient devenir objets d'échange, dont les circulations tissaient le collectif ; pas de groupe sans ces objets, pas de société sans échange. Or en raison de leur dimension globale, les nouveaux objets se trouvent désormais, le plus souvent, hors échange. On peut s'emparer des sources, fixes et repérables, mais non voler l'aléa des pluies. Ou plutôt, l'enjeu majeur, demain, portera sur ces questions : oui ou non, l'air, le climat, la naissance, la mort... entreront-ils dans la circulation marchande ? Je parie que non ; si oui, s'ensuivrait une guerre totale qui éradiquerait l'humanité. À objets locaux, sociétés bariolées ; à objets globaux, humanité unitaire. Voilà ce que diraient un réaliste ou un matérialiste conséquent.
Diogène et moi, disais-je, chercherions un groupe, aujourd'hui, non lourd de haines, de menaces et de meurtres, mais plutôt pacifique et léger. Pour le quérir, et d'abord le reconnaître, éteignons la lanterne, inutile de jour et sourde la nuit, ouvrons moins les yeux que les oreilles. Vous désirez toujours voir, que ne cherchez-vous à ouïr ? Quel altiste ne sait pas que l'exécution musicale rapproche les membres de son quatuor, alors que les mots et les phrases souvent les séparent ? Assourdi par les cris d'agonie, hurlés aux conflits de mon enfance, écoeuré par les hymnes de haine et les récits partiaux de l'histoire, j'aime, de la joie pacifiée, le silence. Presque tous les groupes font du bruit.
Qui suis-je, donc ? Le champion que j'admire et que je mime, vedette de mon théâtre intime, héros de mon récit privé ; je me prends pour tel, dans mon cinéma : certes, je puis me voir en Hamlet, en son confident ou dans le palefrenier du palais ; mon absence de destin imite ces exemples ou un autre non-exemple qui raconte ses anti-Mémoires. À supposer que j'échoue à devenir mon propre champion, au moins disposé-je du choix de ma vedette, de mon chanteur, de mon joueur de football préférés... athlète, de mon Hercule, marin, de mon Ulysse... qui me servent de modèles et que je puis mimer. Je raconte ma vie par procuration. Le nous a remplacé le je, disparu.
Désormais sourd à la sienne propre, tel n'entend plus, comme un chien, que la voix de son maître. Là où jadis le théâtre, en des occasions rares et choisies, construisait une âme collective, la continuité du spectacle éradique à leur source les âmes singulières. L'expansion de la sottise offre ici moins de danger que le risque sociopolitique majeur encouru globalement par cette destruction de l'ego personnel et de son récit propre au profit d'un collectif formaté de façon pathologique et totalitaire. La drogue médiatique risque d'enchaîner malades et esclaves. Elle nous force à descendre dans des enfers convenus et aménagés.