Il est toujours agréable et stimulant de retrouver la parole si personnelle et singulière de
Michel Serres, même si c'est, comme ici, dans un ouvrage déjà ancien (1990) rappelé d'urgence au coeur de nos préoccupations actuelles par cette nouvelle édition (2020) accompagnée d'une préface posthume. En effet, sensible aux « doigts de rose » des aurores homériques (p. 63), le philosophe, décédé en 2019, n'avait pas attendu que se lève la chouette de Minerve (à la tombée d'une nuit que tout annonce d'apocalypse) pour prophétiser le pire si nous tardons encore à réagir. Car le constat est sans appel : le contrat sur lequel se sont accordées nos sociétés, et peu à peu toute l'humanité moderne, (le fameux « contrat social » de la philosophie des Lumières) a tout simplement oublié, dans son préambule comme dans ses dispositions, la Nature à laquelle nous appartenons ; et celle-ci, aujourd'hui, nous rappelle violemment à l'ordre.
Michel Serres trouve les mots et le ton justes pour nous alerter sur la catastrophe encourue si nous ne savons pas renégocier ou réviser à temps ce contrat, et il se fait avocat passionné et convaincant pour dénoncer les clauses caduques de l'ancien contrat et défendre la cause d'une Nature outragée, bâillonnée et déchaînée. On ne peut que le suivre dans son plaidoyer en faveur d'un « contrat naturel » qui, avant l'issue fatale, mettrait fin aux hostilités (guerre séculaire engagée par l'homme contre une nature pillée, exploitée et aujourd'hui menacée de destruction et réactions de plus en plus violentes et étendues de celle-ci contre l'espèce-parasite) et qui poserait enfin les conditions d'un mariage de raison, à défaut d'une entente plus cordiale.
Michel Serres parle la langue imagée et colorée des prophètes de la Bible, dont il prend les accents pour vitupérer le cours du monde, et en même temps celle, généralisante et parcimonieuse, de ces sages populaires et taiseux qu'étaient les paysans ou les marins d'antan. Langue donc, à la fois et paradoxalement, diserte et elliptique, savante et rustique, charnelle et diététique... Ce qui lui donne un charme unique mais ambigu, séduisant et maléfique, qui porte autant de conviction que de confusion. Car cette langue, esthétiquement savoureuse, n'est guère rigoureuse, philosophiquement. On assiste à un brassage impressionnant, émaillé de pépites d'intelligence qui étincellent un peu partout, et éblouissent, mais qui échouent à produire une lumière capable d'éclairer et de conduire le raisonnement. le chemin en est trop erratique pour une raison qui demande, elle, à aller tout droit.
Or le projet du livre (au moins tel qu'il est redéfini dans la préface récente) est on ne peut plus explicite et ambitieux : «
le Contrat naturel prétendit, au scandale des spécialistes, conférer aux choses du monde [« l'eau, l'air, le feu ou l'énergie, la terre et les vivants… l'eau de la mer ou les glaciers des montagnes » était-il précisé juste avant : soit —dirions-nous aussi— les écosystèmes, les biosphères ou les espèces vivantes, chacune indispensable à l'équilibre et à la richesse de la biodiversité] une dignité juridique égale à celle des humains » (p. 13). À quoi
Michel Serres ajoute encore, pour préciser, à la fin de cette même préface, que ce livre apporte une « solution juridique », laquelle « commence à pénétrer les textes législatifs de nombreuses nations, y compris ceux de la France, où l'on parle enfin de citer quelques éléments de nature dans la Constitution » (p. 21). Autrement dit, si je comprends bien, il pense le « Contrat naturel » comme le fondement rationnel sur lequel asseoir, juridiquement, la revendication de droits nouveaux pour des non-humains.
Hélas, la suite du livre ne tient pas vraiment l'engagement. Certes
Michel Serres montre très bien : 1°) comment le « Contrat social » des XVIIe et XVIIIe siècles a été conçu pour sortir de la nature (de « l'état de nature ») et non pour l'intégrer ; 2°) que des siècles d'« arraisonnement » de la nature ont renversé le rapport de forces entre l'espèce humaine et la nature et qu'aujourd'hui c'est la première qui tient la seconde à sa merci ; 3°) qu'en remettant de la réciprocité dans leur relation, le « Contrat naturel » est le seul moyen d'assurer leur survie à l'une et à l'autre. Mais au-delà de la description et de l'exhortation, fournit-il la démonstration (ou au moins l'argumentation) annoncée ? Jugeons-en plutôt :
• « Nous pensons le droit à partir d'un sujet de droit » (p. 84).
La Nature et les objets qui la composent peuvent-ils donc être considérés comme des sujets de droit ? Réponse :
La Nature « conditionne la nature humaine qui, désormais, la conditionne à son tour. La nature se conduit comme un sujet » (p. 85) ; « les objets eux-mêmes sont sujets de droit et non plus simples supports passifs de l'appropriation, même collective » (p. 86). Autrement dit, je te tiens tu me tiens par la barbichette… et le tour est joué ! Un peu court, on en conviendra pour balayer toutes les objections humanistes…
• « Dans quel langage parlent les choses du monde pour que nous puissions nous entendre avec elles par contrat ? » (p. 90). Réponse immédiate : « En fait la Terre nous parle en termes de forces, de liens et d'interactions, et cela suffit à faire un contrat. » (p. 90). Un peu court là encore ? Alors M. Serres précise plus loin sa pensée en évoquant le « contrat naturel passé en silence et par peur et respect entre l'ire grondante du gros animal social et la noise, bruit et fureur de mer. » (pp. 92-93). Ire grondante et noise bruyante et furieuse se font certes entendre, mais juriste ou philosophe peuvent-ils les tenir pour un échange verbal et contractuel ?
• En fait le nerf de l'argumentation de
Michel Serres, beaucoup moins simpliste, semble être ailleurs : celui-ci évoque en effet avec insistance le contrat épistémologique, interne à la communauté scientifique et sorte d'engagement professionnel tacite, qui fixe les règles, méthodes, procédures, le champ de compétence ou de juridiction, les codes et la déontologie etc. des spécialistes et qui, dans les sciences expérimentales, intègre aussi la nature elle-même comme pierre de touche décisive de la vérité. Sur la base ou la foi donc d'un tel contrat où la science se fait l'interprète autorisée de la nature, la solution que semble préconiser l'auteur consisterait à mettre cette science (représentée par les experts) « à la barre » (du tribunal comme du gouvernail, c-à-d du gouvernement des hommes et des choses). Paraphrasant le texte célèbre de
Jean-Jacques Rousseau : «
Galilée le premier enclot le terrain de la nature, s'avise de dire : ceci appartient à la science […], il fonde la société scientifique en lui donnant son droit de propriété, du coup fonde en profondeur la société moderne. le contrat de connaissance s'identifie à un nouveau contrat social. » (pp. 166-7). Solution verbeuse encore ? Rêvée, souhaitée, imaginée ? En tout cas, elle ne paraît pas s'imposer d'évidence, ni logique ni pratique.
• Bien qu'il postule, in principio, la sortie de la nature, le « Contrat social » entérine (du moins dans la version de
John Locke) des droits naturels antérieurs inhérents à la nature humaine. Mais à celle-ci exclusivement ; car, avant une époque récente, la nature extérieure restait indifférente aux actions locales des groupes humains, lesquels pouvaient donc ne s'occuper que d'eux-mêmes. Il en va différemment aujourd'hui où, à l'action globale des humains, la Terre réagit aussi globalement. À partir de là,
Michel Serres élargit considérablement la notion de droit naturel : en l'étendant à toute la nature, au lieu de le réserver à l'homme ; en le sortant des seuls mots pour lui donner aussi la dimension de liens matériels attachant étroitement les hommes et la nature dans tout un jeu d'interactions. « Un contrat [d'après l'étymologie : contractorium, noeud coulant] ne présuppose donc pas forcément le langage : il suffit d'un jeu de cordes. » (p. 205). Ainsi « nous vivons contractuellement avec la Terre […]
le contrat naturel ressemble à un contrat de mariage » (p. 210).
Ressemblances, analogies, évocations, associations verbales… C'est là le péché mignon de l'auteur, de s'abandonner à une sorte de rêverie poétique, ou de dérive langagière et ludique, au détriment d'une pensée plus rigoureuse et logique. À preuve, le dernier chapitre, un peu vacillant entre hauteur de vue et vertige, vagabondage et divagation, souplesse et élasticité du raisonnement. Par exemple : grisé par le jeu des mots, on cascade de « corde » en « cordée », puis [mélangeant corde et coeur] en « concorde » et en « cordialité », pour finir [C.Q.F.D. ? « Qui s'étonne que la corde lie encore le savoir rigoureux et le droit ? », p. 207], à la faveur de l'étymologie précédemment évoquée, en « contrat », que, du coup, on ne pourra certes pas dire établi « en bonne et due forme » ! Mais, nonobstant, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? le « contrat » implique des « traits », donc il s'écrit, et il lie d'autant plus fortement les signataires ; mais par là il évoque aussi l'« attraction », donc Newton, le système des planètes… et le « contrat naturel » des sciences physiques qui conduit les savants à la barre ! Retour donc au nerf de l'argument, de quoi se sentir passablement étourdi…