L’armée de Bonaparte n’avait occupé l’Égypte que trente-huit mois à peine, mais son passage y laissait des traces indélébiles. C’est à des Français que le fondateur de la dynastie égyptienne, Mohammed Ali, devait faire appel quelques années plus tard pour fonder un État moderne. C’est un Français, Champollion, qui allait déchiffrer les hiéroglyphes. Un autre Français, Mariette, qui mettrait en place le Service des antiquités égyptiennes. Un autre encore, Ferdinand de Lesseps, qui réaliserait le canal de Suez… L’occupation britannique, à partir de 1882, ne ferait que resserrer les liens entre Le Caire et Paris, les nationalistes égyptiens se tournant naturellement vers la rivale traditionnelle de l’Angleterre pour appuyer leur revendication d’indépendance.
Si la France y assurait la sécurité et la stabilité, la navigation pour l’Inde quitterait la route longue et dispendieuse du cap de Bonne-Espérance pour revenir à celle de l’isthme de Suez (même si la langue de terre qui sépare la Méditerranée de la mer Rouge exigerait, comme jadis, un transbordement des marchandises). Tôt ou tard, explique Talleyrand, nous perdrons nos colonies d’Amérique ; il ne pourrait y avoir de dédommagement plus avantageux que l’Égypte. C’est un pays facile à prendre, et l’Empire ottoman ne fera pas la guerre pour le défendre. Un négociateur habile pourrait convaincre Constantinople que l’occupation de la vallée du Nil, loin d’être dirigée contre le sultan, vise au contraire à défendre son pouvoir face aux mamelouks rebelles.
Dans l’Ancien Testament, les Hébreux, conduits par Moïse, fuient la vallée du Nil après y avoir été réduits en esclavage ; ils échappent à leurs poursuivants, qui se noient dans la mer Rouge, et se dirigent vers la Terre promise. En revanche, dans le Nouveau Testament, Jésus, Marie et Joseph vont se réfugier en Égypte, sur le conseil d’un ange, pour échapper au massacre des nouveau-nés ordonné par Hérode ; ils y demeurent en sécurité jusqu’à la mort du tyran. Terre dangereuse et terre d’asile, pays d’où l’on s’échappe et pays où l’on s’abrite, la vallée du Nil se voit toujours associée à la notion de fuite…
L’Égypte ancienne nourrit d’autant mieux les mythes qu’elle est muette. Des francs-maçons la considèrent comme la source de la sagesse, une sagesse enfermée dans les écrits « hermétiques ». Pour certains d’entre eux, le Grand Architecte de l’Univers n’est autre qu’Imhotep, le constructeur de la pyramide de Saqqara. L’abbé Jean Terrasson, franc-maçon français, publie en 1731 un roman très remarqué, Séthos, dont Mozart va s’inspirer pour composer La Flûte enchantée. Un demi-siècle plus tard, Cagliostro ouvrira à Lyon sa Loge Mère du Rite égyptien…
Qu’elle marque ou non la date de naissance de l’Égypte moderne, l’Expédition est un moment capital, lourd de conséquences. Pour tenter de comprendre cet événement, il faut remonter un peu en arrière : pas nécessairement au déluge, mais à la première installation d’une colonie française sur les bords du Nil, au XVIe siècle.
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