Vous vous souvenez des « Souvenirs de la maison des morts » de
Dostoïevski (1862) ? Eh bien un siècle plus tard, voici son équivalent, la preuve que les droits de l'homme évoluent… à pas d'escargot.
Même déni de la dignité humaine, même aveuglement d'une puissance coercitive et implacable, mêmes tentatives désespérées de garder un peu humanité dans un monde déshumanisé… A quoi sert l'Histoire si l'on est pas capable d'en tirer des leçons ?
L'auteur (1918-2008) avait été arrêté en 1945 pour avoir échangé avec un ami des lettres dans lesquelles il se permettait (honte à lui) de critiquer le père des peuples, Joseph Djougachvili, plus connu sous son nom de scène, Staline. Huit ans de « travail », puis une relégation « à perpétuité » au Kazakhstan, il ne doit qu'à Khroutchev et au processus de « déstalinisation », de pouvoir exercer à nouveau son métier (prof de maths). Il en profite pour écrire ses premiers ouvrages (
Une journée d'Ivan Denissovitch, La maison de Matriona) ; mais en 1964, à la déposition de Khroutchev, le régime se durcit, il est obligé de faire paraître ses ouvrages à l'étranger (
Le Pavillon des cancéreux,
le Premier cercle) ; il reçoit le pris Nobel en 1970, et bien entendu, ne peut aller le chercher. Il entreprend la rédaction de son grand oeuvre «
L'archipel du Goulag » toujours édité à l'étranger (1973). Finalement arrêté et expulsé en 1974, il s'exile en Suisse puis aux Etats-Unis. Il profite de la Glasnost de
Gorbatchev pour revenir en Russie où il termine ses jours en 2008.
Ce petit rappel biographique est nécessaire pour comprendre à quel point l'oeuvre de
Soljénitsyne s'est nourrie de sa vie : le souvenir de sa vie de détenu alimente une oeuvre puissante, témoignage impitoyable d'une époque qui ne l'est pas moins, et qui a ouvert les yeux (avec d'autres, bien sûr) sur une des pages les plus sombres de notre histoire.
Nous sommes en 1951, dans un camp au nord du Kazakhstan. Ivan Denissovitch Choukhov, matricule CH-854, a été condamné pour « espionnage » et « trahison de la patrie » à dix ans d
e Goulag (Glavnoié OUpravlenie LAGuerei, Direction générale des camps). le récit raconte une journée de sa vie de détenu. Entre les corvées, la faim, le froid, la survie, les violences, la promiscuité, les compromissions, la journée se passe, comme celle d'avant et comme celle d'après « Une journée de passée. Sans seulement un nuage. Presque du bonheur » Car ici, tout est relatif : une illusion de bonheur est déjà du bonheur. A condition que le mot bonheur ait encore un sens.
Dans ce court roman, (les noms sont fictifs mais tout le reste est vrai),
Soljénitsyne dresse un tableau réaliste, au jour le jour (c'est le cas de le dire) de la vie de ces millions de déportés : vue par l'un d'eux. Point de vue forcément subjectif, et encore il ne dit pas tout, on devine plus qu'on ne les voit les violences exercées par les gardiens, ou par les codétenus (car le mal n'a pas de camp), les affres de la faim (l'un des problèmes majeurs) et celles du froid, sans compter la dureté du travail physique, ni les brimades des gardiens. Curieusement, l'oeuvre de
Soljénitsyne n'est pas un pamphlet : c'est juste un compte rendu, subjectif quant au ressenti, mais objectif dans son résultat : l'auteur s'attache à démontrer, à travers l'horreur et la cruauté du système, comment un être vivant et conscient peut en arriver à « accepter » l'inacceptable, de par sa propre nature (l'être humain réduit à ces conditions est autant accessible à la bassesse qu'à la hauteur d'âme), et de par la perversité du système qui consiste à dresser les détenus les uns contre les autres… Finalement, on ne vit pas, ici, on survit. Mais toute survie est une victoire.
Les livres de
Soljénitsyne n'ont pas d'autre leitmoiv : la vie, la liberté, n'ont de sens que si on les rend pérenne : c'est le sens du témoignage. C'est aussi le sens dans lequel il faut comprendre l'Histoire : parce qu'ainsi on peut la juger et (peut-être) en tirer des leçons.