PAN! T'ES MORT...
Difficile de chroniquer ce bel album (TRÈS bel album, devrai-je même préciser) après la remarquable critique de Belzaran dont nous conseillons vivement la lecture. Sans entrer de nouveau dans le détail de cette étonnante histoire, quelques précisions, peut-être ?
Sur ce titre un rien mystérieux pour nous autres français, tout d'abord :
Les fameux "Junker" sont aussi méconnus de ce côté-ci du Rhin qu'ils eurent leur importance dans l'histoire allemande. Ils sont même l'une des composantes originelles de l'Allemagne immémoriale et trouvent leur origine dans la très vieille Prusse féodale, principalement dans les régions correspondants à l'est de l'Elbe. Ce qui explique aussi, sans aucun doute, les références régulières et ce, dès les premières pages, à l'ancien ordre teutonique, ordre de moines-soldats (comme "nos" templiers) dont l'état se situait dans ces régions proches de la Pologne et des pays Baltes. Plus généralement, ces "Junker" finirent par désigner des seigneurs terriens. On retrouve même la trace linguistique de ce mot en néerlandais et en flamand, langue du jeune créateur de cette Bande-Dessinée, Simon Spruyt, sous la forme de "Jonkheer" (gentilhomme). D'emblée, l'auteur situe ainsi son ouvrage sous l'angle d'une certaine mythologie pan-germaniste, belliqueuse et belliciste, militaire jusqu'à la dernière goutte de sang, fière de donner sa vie ou ses membres (dans toutes les admissions du mot), telle cette jambe paternelle...
Le sous-titre "Blues de Prusse" :
La référence au blues est évidente, immédiate - la tonalité de l'album est très largement à la mélancolie, à un certain malaise, à la description d'un monde sur le point de disparaître. Ce qui sera définitivement le cas à l'occasion de la grande boucherie internationale à venir en 1914. Souvenons-nous de ce film magnifique de Jean Renoir : La Grande Illusion, qui illustre cet anéantissement à merveille -, de même qu'à cette célèbre peinture bleue (autrement dénommée "Bleu de Berlin"). Une particularité de ce coloris tient dans sa découverte, relativement accidentelle, par un certain Johann Jacob Diesbach, fabricant de couleur de cette ville au début du XVIIIème siècle. Tandis qu'il cherchait à fabriquer un pigment carminé appelé "laque de Florence", il fut contraint de remplacer un des éléments, de la potasse, par un dérivé de sang d'animal. À la cuisson, ce n'est cependant pas du rouge qu'il créa mais ce bleu sombre et profond que nous connaissons aujourd'hui. Autant de références à ce que nous appelons communément du "sang bleu" et qui est l'apanage de la noblesse.
Il y a, aussi, ces magnifiques planches de ce jeune artiste doué et dont il nous faudra suivre les création prochaines, dont les fonds, les paysages, monuments, arrières plans sont des aquarelles peintes uniquement dans ces tons et nuances subtils de bleus plus ou moins sombres, plus ou moins gris, et qui donnent à l'ensemble cette ambiance si particulière, uniforme sans être jamais identique, parfois lourde, souvent oppressante et témoignant, dans son obsession monochrome, d'un passé révolu (une sorte d'équivalent pictural au fameux sépia des anciennes cartes postales).
Vous l'aurez compris à la lecture des critiques précédentes, cette histoire se déroule, pour l'essentiel, dans la première décennie du XXème siècle. Plus précisément, elle prend racine au sein de la famille von Schlitt, membre éminent de la très vieille aristocratie prussienne, mais d'une famille en grande partie ruinée par les grandes réformes agraires du siècle précédent). Ne subsiste, de ce glorieux passé, qu'une belle allée de tilleuls, qui n'est pas sans évoquer la grande et célèbre artère berlinoise nommée "unter den Linden" ("sous les tilleuls" en bon français) et voulue par l'Empereur Frédéric-Guillaume pour moderniser sa capitale. L'album s'ouvre ainsi sur une référence forte à l'absolutisme et au dévouement total de cette famille à l'Empereur. Une allée de tilleuls elle aussi mythologique, qui mène à une demeure qui l'est de moins en moins, le Château de la famille étant déserté par la domesticité - trop onéreuse -, la mère, malade, dans un sanatorium à Davos, le père, ingambe devenant son propre comptable obligé, le fils aîné, à l'école militaire des Cadets, le puîné, éternel rêveur... Ambiance crépusculaire.
Indubitablement, l'album situe cette histoire sous un angle assez peu habituel, au moins dans l'univers de la BD. C'est réalisé avec grande intelligence, avec une apparente économie de moyens, de mots - sans être jamais excessifs ou négligemment superflus comme il arrive dans certains de ces fameux et parfois fumeux "Romans Graphiques" tellement taiseux qu'on en cherche le sens-, l'alternance des descriptions, silences et dialogues est savamment proportionnée et cette alchimie sert l'histoire tout autant que l'image. Avec élégance. Avec Poésie. Même la presque-fin de l'album, se portant sans qu'on s'y attende vers l'uchronie, peut être perçue comme un simple rêve, celui d'un jeune homme haïssant plus qu'il n'est imaginable celui qui semble avoir entière maîtrise sur sa vie et son destin : Sa Royale Majesté. de ce qu'il en est précisément de ce rêve dément ou de cette Histoire déviante, le mieux est de se reporter à la source elle-même !
C'est ainsi tout un monde - celui de Rainer-Maria Rilke et de son magnifique Chant de l'amour et de la mort du Cornette Christophe Rilke, celui décrit sans complaisance par Joseph Roth dans La Marche de Radetzky. Il y a un peu de l'ambiance de la Montagne Magique de Thomas Mann, aussi - que Simon Spruyt nous donne à découvrir dans ce livre, répétons-le, aussi étonnant que beau. Un monde aux idéaux aristocratiques en perdition d'une part, illustré par le frère aîné, irascible, brutal, violent mais finalement respectueux de l'héritage familial qui veut qu'il soit cavalier dans l'armée. Comme son père et tous ses aïeux le furent avant lui. Univers auquel s'oppose la rapide mécanisation de ces temps modernes, y compris dans ses trouvailles les plus mortifères - en l'occurrence l'arrivée des premières mitrailleuses - dont le cadet - principal personnage de l'histoire - deviendra un passionné. L'embourgeoisement marchand aussi - honni par la mère du jeune héros - de l'humanité aux commandes. Peinture subtile de la fin de plusieurs mondes, auxquels la première guerre mondiale mettra un point aussi apocalyptique que terminal, Junker : Blues de Prusse est de ces livres, assez rares dans le domaine du 9ème Art, qui ne laisse pas d'interroger, de perturber, de pousser à une réflexion bien plus large que le seul scénario vous conte. Admirablement !
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Je ne ferai pas une critique véritable, ici, mais donnerai mon avis, en quelques mots, sur cette oeuvre qui est plus qu'une bande dessinée parmi d'autres. C'est à la fois une fable sur le monde contemporain et la folie guerrière, une histoire familiale qui verse dans le tragique et une rêverie mélancolique. Pour couronner le tout, le livre est superbe, la traduction impeccable et les images magnifiques. Que demande le peuple ?
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Anecdotes et faits historiques en un mélange vif, avec en fond sonore ce ton distancié et délicieusement cynique qui, l’air de rien, ne cesse d’amuser malgré la gravité distillée.
Lire la critique sur le site : BoDoi
Junker est une bande dessinée rare, par la personnalité singulière et désuète qui s’en dégage. Derrière la sobriété apparente, sont dissimulés des ressorts psychologiques prenants pour celui qui aime à se plonger dans les tourments de l’âme humaine.
Lire la critique sur le site : BDGest
Effet secondaire amusant du quotidien des cadets, réglé comme du papier à musique : il leur est facile de se souvenir de l'heure exacte d'un événement donné, mais pas l'année, et encore moins du mois ou du jour.
- Ah ! Tu crois que les réticences que t'inspire tout ce cirque, ils ne les voient pas ?
Ils les voient. Et ils voient aussi que tu suis le mouvement malgré tout.
Tout simplement parce que tu ne sais pas quoi faire d'autre.
Parce que t'es un crétin.
- "Ils", c'est qui ?
- MON DIEU ! QUEL CRÉTIN !
Dans le 162e épisode du podcast Le bulleur, on vous présente Maltempo que l'on doit à Alfred et qui est édité chez Delcourt dans la collection Mirages. Cette semaine aussi, on revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :
- La sortie du deuxième tome des Mémoires du Dragon Dragon, un tome baptisé Belgique, c’est chic, que l'on doit au scénario de Nicolas Juncker, au dessin de Simon Spruyt et c'est édité chez Le Lombard
- La sortie de l'album Une nuit avec toi que l'on doit à Maran Hrachyan et aux éditions Glénat dans la collection 1000 feuilles
- La sortie de l'album Les petites reines que l'on doit à Magali Le Huche qui adapte ici un roman jeunesse de Clémentine Beauvais et que publient les éditions Sarbacane
- La sortie de l'album Hiver, à l'opéra, titre que l'on doit à Philippe Pelaez au scénario, Alexis Chabert au dessin et c'est édité chez Grand angle
- La sortie de deuxième tome de Jumelle baptisé Dépareillés, série que nous devons à Florence Dupré La Tour et aux éditions Dargaud
- La sortie de l'album À quoi pensent les Russes, titre que l'on doit à Nicolas Wild et à l'éditeur La boite à bulles
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