Ce récit nous fait vivre les obsessions de Qiu Shui, adolescent chinois qui ne manque pas de ressources intellectuelles, pour la découverte des filles et de leurs charmes. Dans ce domaine, il a une sorte de mentor, un vieux délinquant expert en la matière, Kong Jianguo. Avec ses copains Zhang Guodong et Liu Jingwei, il multiplie les petites expériences, surtout en fantasmes. Après avoir bien focalisé sur les seins des deux soeurs Che, des jumelles d'origine coréenne habitant dans son immeuble, il lorgne après une autre fille du voisinage, rêvant de passer toute sa vie auprès de la belle Zhu Shang.
Nous suivons donc ce garçon (peut-être bien l'écrivain lui-même, puisqu'il deviendra comme lui médecin) et ses potes, qui découvrent les joies de la transgression et qui ne pensent qu'à la manière d'approcher les filles, de les séduire, et de concrétiser quelque chose d'un peu sexuel. Car ces jeunes sont en phase d'apprentissage, et s'ils ont la langue bien pendue sur le sujet, ils ne sont encore actifs qu'en fantasmes, et notamment en branlettes sur magazines érotiques dérobés sous le lit de papa. Qiu Shui passe pour avoir des facilités scolaires, mais s'il s'installe au premier rang de sa classe, c'est d'abord pour prendre place à côté de Zhu.
L'intrigue est assez squelettique, et pour tout dire, bien pauvre en scènes suggestives : ces ados s'excitent tout seuls, et ont bien du mal au-delà de leur bagout à concrétiser leurs fantasmes ! On a des difficultés à s'attacher aux personnages car la technique narrative de l'auteur ne permet jamais de se poser. Il n'est jamais dans la description d'un présent, mais dans une sorte de survol rétrospectif de ses années de jeunesse gentiment dépravée. Il ne nous fait pas vivre les scènes, il relate des anecdotes à la chaîne sans s'attarder, et nous propose sans cesse des incursions dans le futur avec aussi peu de souci d'installer ses personnages. Cela se traduit par des phrases dans le genre (ce n'est pas une citation) « Plus tard, nous serions devenus ceci, ou cela, nous vivrions tel truc, et machin, cet obsédé, paix à son âme, mourra de cela ». On se demande ce qui pousse l'auteur à tant d'urgence ! Ce livre est complètement foutraque, comme un chaos permanent et manque de cohérence, de fil conducteur.
Mais il y a un bon côté de la médaille : le vocabulaire et le style sont très imagés, originaux, l'auteur manie brillamment la plume, le style est vif, percutant, original, très moderne, c'est indéniable. Ça décape, ça décrasse, pas étonnant que l'écrivain, seulement âgé de 33 ans en 2004, ait choisi de publier ce roman par internet, pour éviter les coupes éditoriales qui auraient sans nul doute été exigées par le pouvoir. L'urgence que l'on ressent en permanence traduit l'avidité des jeunes chinois pour la découverte des plaisirs à l'occidentale, une jeunesse débrouillarde voire magouilleuse pour braver les interdits. Parmi eux il y a toujours la question de la sexualité, de son expression dans la société, et même de sa promotion, qui commence pourtant bien à se faire, mais à l'époque encore sous le manteau.
Feng Tang parvient à donner l'illusion d'aventures endiablées à ce récit qui en est assez dépourvu, grâce à une écriture au rythme échevelé. Il est comme une véritable pile électrique, qui manie la langue avec une grande dextérité, provocation et humour, ce qui fait dire rapidement qu'on tient un vrai talent, surtout si l'on considère quelques très belles pages plus poétiques et tendres.
Ce roman ne peut clairement pas être pour moi un livre de chevet, mais il constitue une découverte intéressante d'un énième auteur chinois méconnu, qui nous renseigne sur l'évolution des mentalités et de la société chinoises, de Deng Xiaoping jusqu'à nos jours.
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Mais la première fois où j'ai lu Du Mu, Li Bai, D.H. Lawrence et Henry Miller comptera toujours plus pour moi que ma première dissection de cerveau. J'aspirais à posséder leur talent pour que mille ans après ma mort, à travers mes mots, mon âme vienne tourmenter un adolescent malingre et anonyme. Qu'ils lui brisent le coeur et fassent couler des larmes sur ses joues. Je m'exerçais à l'écriture, étalais devant moi des brouillons à quatre cents caractères la page (vert pâle, un produit de l'imprimerie de la compagnie des trolleys de la municipalité de Pékin) et laissais mon stylo courir sur le papier. Le feu rougeoyait dans le fourneau à pilules d'immortalité, les mots avaient la rondeur de la perle, ils étaient lisses comme le jade, éternels, inaltérables. Gringalet au teint sombre, sec et osseux, j'étais le petit bois qui entretenait ce brasier aux flammes vermeilles, grâce auquel le cinabre se distillait. De même qu'il n'y avait presque aucun rapport entre Zhu Shang et sa beauté, le lien n'existait plus entre mes mots et moi. Nous n'étions que des véhicules, comme les chamans des temps anciens, ces médiums qui faisaient entendre la voix du ciel. Mes mots, comme sa beauté ou les voix, avaient leur propre dessein, ils décidaient de nos gestes et de nos pensées. Aussi, après que tel l'élixir de longue vie ils étaient sortis de ma plume, j'étais épuisé. Empli de révérence, éperdu de reconnaissance, comme possédé par une force supérieure. Ils se déversaient, me privaient de mes forces, je n'étais plus que cendres, ma vie un tas d'ordures.
Quand je gagnais ma vie avec les marchés à terme sur le dollar, dans ma suite à l'hôtel j'entretenais une renarde. Le soir, lorsque sur les coups de huit heures je commençais d'étudier les cours de Wall Street, après s'être maquillée elle descendait faire de l'exercice physique au dancing du rez-de-chaussée puis me revenait à trois heures, pour la fermeture du marché. Comme elle ne transpirait jamais, son maquillage n'avait pas coulé, détail qui ajouté à cette manière qu'elle avait de se déplacer sans le moindre bruit, la parait à mes yeux d'un parfum puissant et démoniaque. Elle prétendait avoir envie d'un petit réveillon, je remuais mon dos ankylosé dans mon fauteuil Herman Miller, elle venait se blottir entre mes jambes, dénouait le cordon de mon pantalon de pyjama et me suçait. Avec ses yeux soulignés de noir, elle était extrêmement belle quand elle rejetait la tête en arrière. Ses lèvres suivaient les méridiens en quête des points sensibles de ma verge que le fard teintait d'un rouge sanguin. Il était rare qu'elle mette une robe pour aller danser, mais lorsqu'elle le faisait, je la retournais pour que des deux mains elle prenne appui sur le bureau, soulevais la jupe, lui enlevais sa culotte et la prenais par derrière. Devant la table se trouvait un miroir qui reflétait son visage grimé, c'était magnifique. Par contre, je n'assistais jamais à la séance de démaquillage qui s'ensuivait, elle se retirait dans la salle de bains au moment où la Bourse ouvrait à Wellington ou Tokyo. De nouveau mon échine se raidissait.
Tout le monde s'était mis à rêver de concert des mêmes marques : Nike, Adidas, Puma...Comme s'il suffisait d'une paire de chaussures pour attirer le regard des filles. Plus tard, comme pour tout un chacun nous évoluerions, deviendrions des jeunes gens puis des hommes d'âge mûr, puis des vieillards, et nos baskets se feraient ordinateur portable et Land-Rover, petite amie d'un mètre soixante-dix-huit aux longs cheveux et BMW, villa en banlieue et gamine de dix-huit ans (un mètre soixante, pas de cervelle, une poitrine opulente, souple et lisse), table Ming en santal rouge et dragon de jade d'un demi-pied. Rien n'y ferait, quel que soit notre âge nous demeurerions désarmés, un panachage biologique de soif, de fatigue, et d'exaltation.
-Quelqu'un a déposé dans nos corps une bombe à retardement qui se déclenchera à un moment donné, lorsque nous rencontrerons certaine jeune fille. Si nous tenons à notre existence, à nous de déterminer à quel moment le dispositif va se mettre en branle et qu'elle sera la rencontre qui fera tout exploser, ai-je dit.
J'hallucinais sévère, me répondirent-ils d'une même voix.
Intimement persuadé que cette chevelure était plante, douce, lisse et moite, de mon regard et de ma pensée je l'ai arrosée, j'étais l'eau et lentement elle allait pousser, de plus en plus noire, soyeuse et fine. J'entendais le bruit des branches en train de croître, je sentais le parfum des feuilles qui naissaient. Si plus tard, incapable de résister à mes impulsions, j'ai souvent promené mes grosses pattes sur cette chevelure, c'est parce que mes doigts n'ont pas une bonne mémoire tactile, il leur fallait la caresser des milliers de fois pour engranger le souvenir des sensations complexes qu'elle leur procurait. De nuit, de jour, dans le vent, sous la pluie, dans la combinaison des deux, au printemps, en été, en hiver ou à l'automne, suivant les variations de son humeur et même la couleur de sa robe, à chaque fois je la percevais de manière différente. C'est en touchant et touchant encore que je l'ai apprise et mémorisée. Si j'avais pu être aveugle ! J'avais dû lire et relire de dizaines de fois les listes de vocabulaire anglais de l'école Elite pour les retenir, au point que les pages étaient noires et huileuses, combien de temps me faudrait-il pour savoir Zhu Shang ? Kong Jianguo racontait des bêtises, avec son histoire de pilier dressé vers le ciel au matin, c'était le jour où le mien ne se lèverait pas quand je caresserais ses cheveux que j'aurais vieilli ! Si j'y mettais tout mon coeur, le jour où elle ne serait plus dans mes bras mais à l'autre bout du ciel, le jour où je ne pourrais plus les toucher, mes mains imprégnées de souvenirs n'auraient qu'à se tendre pour effleurer le vide, et de nouveau elle serait sur mon coeur, ses cheveux glisseraient contre ma paume.