Peut-on échapper à une société qui aliène l'individu ? Peut-on parvenir à « couper le fil » et la connexion ? Pour l'écrivain voyageur
Sylvain Tesson, toute aventure des mots suppose un pari radical. Blessé grièvement suite à un accident et prisonnier de sa chambre d'hôpital, va-t-il parvenir à arracher les tuyaux, les cathéters et à inoculer à son organisme autre chose que des traitements visant à réveiller l'automate ? En préférant le brancard volant des « chemins
noirs » au lit de convalescence, cet autre « vagabond des étoiles » (dont on reparlera la prochaine fois) se défait de sa camisole et se libère de ce qu'il appelle « un dispositif qui dispose de nous ».
Murets, sentiers, minéraux, insectes, oiseaux, ces oubliés, ces marginaux, remplacent médecins et infirmières : ils sont ses nouveaux compagnons de misère et cheminent avec lui du sud au nord du pays. Bien davantage, ils l'aident à mettre à nu les faiblesses du monde moderne. Face à la campagne grignotée par l'avancée de la technologie et du « Progrès », face à la prolifération des ZAD, des ZAC (« zones d'aménagement concerté ») quelle réflexion peut lui inspirer par exemple ce curieux insecte, « le pompile », « qui pond son oeuf dans une mygale vivante que la larve dévorera de l'intérieur en grandissant. » ? La réponse est lapidaire : « le triple dispositif de l'économie glorieuse, de l'agriculture industrielle et de l'urbanisme triomphant avait été le pompile des campagnes »
Echapper au dispositif
Comment se reconstruire lorsqu'on a vécu un traumatisme, qu'il soit psychologique ou physique ? Cette interrogation a inspiré beaucoup d'écrivains qui, par le biais d'un livre, s'adressent à leurs « frères humains » toujours avides de solutions face à la difficulté de vivre.
Sylvain Tesson est un écrivain voyageur, amateur d'exploits de toutes sortes, capable d'escalader des façades d'immeubles ou des pitons rocheux, de s'isoler des mois dans une cabane au bord du lac Baïkal ou de guetter pendant plusieurs jours sur les montagnes du Tibet l'apparition de
la panthère des neiges. Pourtant, cette fois-ci, prisonnier d'un lit d'hôpital suite à une mauvaise chute, et dans le but de se remettre en forme, il se lance le défi de traverser la France à pied, du Sud au nord en n'empruntant que « les chemins
noirs », les voies anciennes, à l'écart des grandes routes et des balises du monde moderne, « là, où personne ne vous indique ni comment vous tenir, ni quoi penser, ni même la direction à prendre ».
Mais en même temps que ce défi de tirer sa carcasse abimée, estropiée, cabossée par les monts et les vaux, il s'agit aussi pour lui de s'extraire, en clopinant, de ce qu'il appelle « le dispositif » qui « remodèle la psyché humaine, s'en prend aux comportements, régentent la langue, injectent des bétabloquants dans la pensée ». Et le lecteur assiste à cette longue marche qui l'amène à regarder autrement, à méditer, à sentir et à redonner du sens à ce qu'il a perdu l'habitude de voir. Aussi ce chemin
noir est aussi un long chemin vers la clarté.
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