Je devais recevoir un certain livre pour la Masse Critique Graphique, aussi quelle surprise quand j'ai ouvert la pochette cartonnée et découvert cet album à la magnifique couverture, Soledad. Sur un fond bleu des mers du sud, une grand-mère au sourire mystérieux crochète, perdue dans ses pensées.
Il s'agit de l'intégrale des volumes de 1 à 6 de Soledad parus entre 1983 et 2002. Son créateur, Tito, Tiburcio de la Llave, a quitté l'Espagne avec sa famille à six ans, en 1963. Devenu adulte, et dessinateur de BD, il pressent qu'il est urgent de recueillir avant leur disparition, la parole des témoins des années noires du franquisme. Et bien avant « l'oeuvre de mémoire « collective qui viendra plus tard, il livre des récits bouleversants, pleins d'humanité, rendant ainsi hommage aux siens.
L'Espagne rurale, après la mort de Franco. Dans un petit village près de Tolède, où tout le monde vit sous le regard de l'autre. Pour le meilleur et pour le pire, chacun sait tout sur tous. Sur ce qui se passe, sur ce qui s'est passé et dont on ne parle pas.
Tant à l'échelle du village qu'à celle du pays, l'accent est mis sur la fragilité de l'individu face au groupe, lorsque les tensions sont trop fortes, et que la violence se déchaîne.
Dans le deuxième chapitre, « La cible », un drame se noue. Pedro, séducteur impénitent, encourt la vindicte collective, pour avoir bafoué la morale et les règles de vie sociale. lI risque la mise au ban pour le moins, voire la mort. C'est un peu le pot de terre contre le pot de fer, et le paysan ne pèse pas lourd face au notable, derrière lequel tout le village se range.
Pour restituer le climat de l'époque et comprendre la fracture du peuple et les rancoeurs qui subsistent, Tito fait un retour rapide sur les événements précédant la guerre d'Espagne. Mais la force du récit et des images, est de présenter les faits tels que vécus dans le village par des personnes, des familles unies que nous apprenons à connaître : l'entrée de l'»armée africaine », les exactions, les dénonciations, les prises d'otages, les vaincus obligés de fuir ou de se cacher. Ce qui m'a le plus frappée, c'est la violence gratuite. On tue « ce qui se présente sous la main » et pour des motifs futiles.
Grâce à Tito, nous sommes dans le village, avec eux, les uns et les autres, les courageux et les lâches, ceux qui ne veulent pas mourir pour rien, ceux qui veulent protéger leur famille, ceux qui en profitent pour régler des comptes, et toujours ceux qui subissent la loi du plus fort, la loi du vainqueur.
Dans les années 80, post-franquisme,Tito, l'un des premiers, revient sur ce passé proche dont l'ombre plane encore et recueille les témoignages de ceux qui ont vécu ces événements traumatisants. Même si certains ne veulent plus qu'une chose, oublier pour pouvoir continuer à vivre, tandis que les jeunes veulent juste pouvoir vivre leur vie. Pour eux, « tout ça c'est du passé », et ils n'ont qu'une envie, partir et vivre en ville.
Le livre refermé, toutes les voix se mêlent : celles du passé, celles du présent, et même celles, inaudibles, de ceux qui gardent tout en eux.
C'est vraiment une oeuvre remarquable, sur le plan sociologique et historique, mais tout d'abord humainement, qu'il est difficile de résumer tant elle est riche.
Je remercie les éditions Casterman, ainsi que Babelio, mais aussi le hasard, car c'est grâce à l'un de ses caprices, que j'ai reçu ce livre à la place d'un autre. J'en ai été plus que ravie.
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