Netgalley réserve décidément de bien belles surprises, et cette biographie du célèbre écrivain allemand
Thomas Mann, publiée aux
Editions Grasset, en fait partie. Je suis ressortie de cette lecture avec une tendresse particulière pour la famille Mann, et pour ce patriarche dont le nom n'a pas pris un millimètre de poussière depuis sa mort. Cette biographie est, à mon humble avis, indispensable pour les lectrices et lecteurs intéressés par Thomas, par les autres membres du clan Mann ou par curiosité pour la littérature allemande. Ce fut l'occasion de découvrir l'auteur irlandais
Colm Tóibín, dont le nom m'était familier, mais l'occasion de lire l'un de ses titres ne s'était encore jamais présentée.
L'ouvrage est épais, la vie de
Thomas Mann est longue et tumultueuse, son oeuvre est dense : tout commence à Lübeck, deuxième plus grande ville allemande située sur la côte Baltique, et tout finit à Zurich. Et entre les deux villes, il y a Munich, la Suisse, les Etats-Unis, la Suisse-bis. Il y a Heinrich et Julia avec Heinrich, Thomas, Lula, Carla et Victor, parents et fratrie, puis Katia, et Erika, Klaus,
Golo, Elisabeth, Monika, Michael, épouse et enfants. Et de fil en aiguille, il y a Les Buddenbrook,
La Mort à Venise,
le docteur Faustus… Et la première, puis la Seconde Guerre mondiale. de quoi largement couvrir les six cents pages de cette biographie exhaustive et passionnante, si tant est que le sujet vous intéresse, qui couvre la première moitié du XXe siècle et une Europe en pleine mutation politique et sociale.
La vie de
Thomas Mann suit le courant de ce changement d'époque : de l'Empire allemand et de l'empire claustro-hongrois d'avant-guerre, altier, clinquant, un nouvel ordre européen se met en marche, les cartes sont redistribuées, les empires s'éteignent. La famille Mann tant bien que mal réussit à conserver son train de vie, le succès littéraire de Thomas est presque immédiat avec Les Buddenbrook et ne se démentira jamais, ce qui lui permettra de mettre sa famille à l'abri de la première puis de la seconde guerre mondiale alors même que Katia, sa femme, est d'ascendance juive. L'auteur irlandais retrace avec réalisme la construction progressive du mythe, qui a donné quelques-unes des plus grandes oeuvres allemandes. Preuve en veut le titre empreint d'un symbolisme puissant qui fait allusion aux jeux du père de famille avec ses enfants, lors des rares moments qu'ils passaient ensemble. Ce n'est pas seulement un écrivain talentueux, novateur, c'est un leader, un homme de poigne, un prestidigitateur qui use de son alchimie dans ses
romans en transformant une réalité terne par le biais du philtre de son écriture, qui vous envoûte sans même sans rendre compte. C'est un homme qui a su transmettre son engouement pour la littérature, qu'il a d'ailleurs en commun avec ce frère si différent de lui, notamment à chacun de ses enfants, qui chacun a sa manière mènera une existence de femme et d'homme libres de faire leurs propres choix.
Comme tout à chacun,
Thomas Mann a ses côtés plus obscurs, une facette de lui un peu moins glorieuse hors de portée du commun de ses lecteurs : une vie d'artiste aux dépens de sa famille proche, des choix faits dans le souci unique de protection des siens, du moins c'est comme cela qu'on peut voir les choses, dans la mesure où il a longtemps choisit de ne pas se positionner sur le parti à prendre pendant les deux guerres. Alors qu'Heinrich a fait le choix de crier publiquement sa réprobation totale de la politique allemande en 1914 et en 1939,
Thomas Mann a pris l'option de préserver d'abord sa réputation d'écrivain, ce qui signifie aussi préserver les finances familiales, en séparant son oeuvre de la politique de l'époque. Alors qu'Heinrich n'a pas hésité à crier publiquement sa réprobation totale de la politique allemande en 1914 et en 1939,
Thomas Mann a d'abord eu en tête de préserver d'abord sa réputation d'écrivain, ce qui signifie aussi préserver les finances familiales, en séparant son oeuvre de la politique de l'époque. Et l'auteur irlandais démontre à quel point son mariage avec Katia, qui est davantage un mariage d'arrangement que d'amour, l'a servi durant toutes ces années, derrière ses succès littéraires.
Et ce qui reste le plus digne d'intérêt à mes yeux, c'est le contexte d'écriture de ses oeuvres principales, que l'on découvre ou que l'on redécouvre sous un autre jour : j'ai lu
La montagne magique il y a près de douze maintenant et le processus de sa conception, le séjour au sanatorium de
Katia Mann, m'a précisément remis en mémoire cette atmosphère mélassée, sucrée, collante, qui prend au piège quiconque y séjourne à l'instar de la patiente allemande. On revit
La mort à Venise, née de la propre expérience de l'auteur pris sous le charme vénéneux d'un jeune éphèbe. On visualise Les Buddenbrook polaroïd de la famille Mann, celle de Julia et Heinrich, au temps de leur position de notable dans cette Allemagne d'avant-guerre, parangons d'une bourgeoisie qui sera longtemps leur étendard.
Merci à
Colm Tóibín de nous avoir donné un éclairage unique sur la complexité de la famille Mann, de
Thomas Mann qui a sans doute été bien plus écrivain qu'époux et père. Et de ce drôle de duo antithétique et fraternel ambivalent qu'ils forment avec Heinrich, un auteur pas moins doué que son frère, l'un très engagé, l'autre se complaisant dans une neutralité un peu trop confortable, peut-être : autant l'écrivain
Thomas Mann est grand et il a sans aucun doute réussi avec succès à s'accomplir à travers l'écriture, autant l'homme, plus fragile dans ses positions, ne ramènera pas le prix Nobel de la paix ou de l'altruisme. Ou du courage. S'il y a beaucoup d'actes manqués dans sa vie personnelle, il semblerait que l'écriture lui serve, à certains moments, à transcender cette impossibilité à s'accomplir totalement. Et encore une fois,
La mort à Venise semble apparaître, d'après le récit de
Colm Tóibín sur la personnalité de l'auteur allemand, comme une variation fantasmée, projetée de ce qu'il a vécu, là où le reste de la famille Mann n'existerait pas. Et Thomas, c'est aussi le paradoxe incarné de plusieurs générations qui se succèdent, s'opposent diamétralement, celle du classicisme d'un
Goethe et de Weimar au Weimar des tortionnaires et du camps de Buchenwald.
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