AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,06

sur 577 notes
5
33 avis
4
32 avis
3
5 avis
2
2 avis
1
0 avis
Pour une première découverte de l'oeuvre de Léon Tolstoï, je suis conquise.
Et malgré le thème très noir de ce récit, je me suis trouvée happée et captivée.

Dans la Russie du 19ème siècle, on assiste à la lente agonie du haut fonctionnaire Ivan Ilitch, homme respectable à la vie rangée qui pourtant au moment de mourir sent qu'il n'a pas vécu sa vie comme il l'aurait voulu.
Autres temps, autre pays, autres moeurs, mais pourtant l'histoire de cet homme semble universelle tant au moment de sentir la fin arriver nous serons tous égaux, humbles et impuissants devant l'éternel.

De plus les circonstances de la mort d'Ivan Ilitch sont particulièrement énigmatiques et ô combien douloureuses. Mais ce qui m'a touchée par dessus tout, c'est la manière froide et réaliste de l'entourage du défunt de se réjouir de ne pas subir le même sort, et de reprendre le cours de la vie comme si de rien n'était.
Nous sommes bien peu de choses.

La construction de l'oeuvre est admirable, car même en connaissant la fin, énoncée dès le début, je n'ai pu lâcher ce livre avant d'en avoir parcouru les dernières lignes.
La plume de Tolstoï n'y est certainement pas étrangère et je pense que cette première lecture ne sera pas la dernière.
Commenter  J’apprécie          102
Ivan Ilitch est mort, passée l'émotion, ses amis et collègues se demandent qui occupera son poste. Sa femme s'inquiète de sa situation financière. La vie suit son cours.
La mort d'Ivan Ilitch nous ramène à notre propre mortalité et à la mort de certains proches avec un entourage pas qui n'est pas toujours à la hauteur. Ici ils semblent égoïstes mais peut-être que… en y réfléchissant, c'est Ivan, lui-même, qui a crée cette situation en prétextant le travail, les amis :
« Cet éloignement aurait attristé Ivan Ilitch s'il avait pensé qu'il en pouvait être autrement, mais il trouvait cela tout à fait normal et en faisait le but de son existence familiale. Ce but était de se débarrasser de plus en plus de ces désagréments, de leur donner un caractère inoffensif et convenable. »
Une chute banale, rien de bien grave, puis une douleur sourde quelques temps plus tard… et Ivan se retrouve à la merci des médecins (il devine si bien leurs regards, leurs discours,…)
«C'était tout à fait comme au tribunal. Les airs qu'il prenait, lui, vis-à-vis des accusés, le célèbre médecin les prenait vis-à-vis de lui. »
D'une vie agréable , il va se retrouver cloîtré dans sa chambre, seul face à la maladie, la souffrance et la peur de mourir. Pourquoi lui ? Et sa vie qu'en a-t-il fait ? A trop satisfaire au diktat de son époque, que lui reste-t-il ?
« Et plus le temps passait, plus sa vie était vide. « C'est comme si j'avais descendu une montagne au lieu de la monter. Ce fut bien ainsi. Selon l'opinion publique je montais, mais en réalité, la vie glissait sous moi… Et me voici arrivé au terme … Meurs ! »
Dans sa lente agonie il trouvera du réconfort auprès de Guérassime, un simple serviteur qui par son écoute, sa présence et quelques gestes adoucira ses derniers jours.
Son fils lui donnera le courage de mourir car lorsqu'il le voit en larme avec sa mère , il prendra conscience de leur souffrance et comprendra que son heure est venue :
« Il ouvrit les yeux et aperçut son fils. Il s'attendrit. A ce moment sa femme s'approcha. Il jeta les yeux sur elle. La bouche ouverte, le visage couvert de larmes, elle le regardait. Il eut pitié d'elle. « Oui, je les torture, pensa-t-il. Cela leur fait de la peine. Il vaut mieux pour eux que je parte. »
Bien sûr il s'agit d'un court récit très touchant surtout si l'on a vécu une situation similaire. Un rappel de notre mortalité. Puisque nous devons mourir, quel sens donner à notre vie ?
La vie et l'oeuvre de Lev Nicolaïevitch Tolstoï sont étroitement liées. Certains passages sont autobiographiques et c'est ce qui lui donne cette universalité, cette proximité. Nous nous posons tous les mêmes questions.
En cent pages, la vie et la mort du personnage sont finement analysées, tout est dit dans un texte sans fioriture en dépit du thème c'est un grand moment de lecture.
Merci Hundreddreams pour cette excellent choix en fin de compte.
Merci à tous les amis de cette LC pour les échanges constructifs.
Commenter  J’apprécie          6831
"Dans le grand bâtiment du palais de justice, pendant une suspension d'audience du procès Melvinski, les magistrats du siège et le procureur se réunirent dans le cabinet d'Ivan Iégorovitch Chébek, et la conversation tomba sur la fameuse affaire Krassovski. Fiodor Vassiliévitch soutenait avec fougue l'incompétence ; Ivan Iégorovitch ne démordait pas de son opinion; Piotr Ivanovitch,  qui ne s'était pas mêlé à la discussion au début, s'en tenait à l'écart ; il parcourait la Gazette qu'on venait juste d'apporter.
" Messieurs ! dit-il, Ivan Ilitch est mort."

Ainsi commence la nouvelle de Tolstoï "La mort d'Ivan Ilitch"
Commencent aussi les supputations de ses collègues et amis qui voient avec cette mort la possibilité de faire progresser leur carrière ainsi que celle de leurs proches et le sentiment égoïste qu'eux sont bien vivants. Après ce sentiment de joie d'être vivant, les préoccupations quotidiennes, ici s'acquitter de ses devoirs envers la veuve, reprennent le dessus. Qu'à cela ne tienne, une fois la visite faite, rien n'empêchera les magistrats d'honorer l'ordre du jour : la partie de whist prévue pour le soir même.
Egoïsme, mensonges, hypocrisie, le décor est planté dès les premières pages. La mort d'Ivan Ilitch sera le prétexte pour Tolstoï pour critiquer la bonne société bourgeoise russe soucieuse avant tout des apparences et de se conformer au modèle social qu'elle pense être le seul à lui apporter le bonheur.

Après les obsèques, la veuve d'Ivan Ilitch, préoccupée par la façon d'obtenir de l'argent de l'Etat suite au décès de son mari, raconte les souffrances de ce dernier.

Ce préambule passé, Tolstoï nous présente la vie et la carrière d'Ivan Ilitch, et les pensées de celui-ci pendant sa longue agonie.

Jeune, il était déjà attiré par les gens haut placés auxquels il s'efforçait de ressembler. Avec son mariage avec Praskovia Fiodorovna, jeune personne de bonne noblesse, jolie et avec un peu de bien, il entre dans le monde qu'il rêvait mais qui s'avérera bien superficiel.

Puis vinrent les enfants, la jalousie et la mauvaise humeur de Praskovia. Ivan Ilitch s'investit de plus en plus dans son travail. Ambitieux et conscient "de son pouvoir, d'être en mesure d'anéantir n'importe qui pour peu qu'il le voulût", il pensait avoir la maîtrise de sa vie à ce moment là.

Jusqu'à une mauvaise chute. Alors qu'Ivan Ilitch, voulant tout faire "comme il faut", une obsession chez lui, décore sa nouvelle maison devant couronner son succès d'homme riche, emporté par la joie de son ascension sociale, il tombe en accrochant les rideaux...

C'est le début de ses douleurs, de l'inquiétude, de la conscience de l'hypocrisie du monde auquel il voulait tant ressembler, des désillusions devant sa famille qui ne se préoccupe que de ses toilettes ou du désagrément qu'Ivan Ilitch leur apporte en étant malade.

A l'indifférence et aux mensonges de sa famille, s'ajoute l'incompétence des médecins, qui n'est pas sans rappeler l'incompétence évoquée au début de la nouvelle.

Sans diagnostic précis, le malade oscille entre espoir et désespoir, ne sachant pas s'il va vivre ou mourir, ce n'est plus lui qui tient la vie entre ses mains.

Plus l'agonie d'Ivan Ilitch avance, plus celui-ci réfléchit à sa vie passée et se rend compte qu'il est complètement passé à côté de ce qui était important.

En pensant aux joies qui ont été les siennes et qu'il voudrait retrouver et non mourir, il s'aperçoit que ses seuls plaisirs sont liés à son enfance. Que tout ce qu'il a cherché depuis qu'il a commencé la Jurisprudence était vain, faux, et ne lui apportait pas le bonheur. Il prend conscience que plus sa vie passait, plus il se croyait heureux en ayant des postes de plus en plus élevés, alors qu'en fait il s'éloignait des vraies valeurs de simplicité. Plus il croyait réussir et moins il avait de joies. Ses relations professionnelles, amicales et familiales n'étaient que superficielles.

Entouré d'une famille égoïste, de collègues indifférents, Ivan Ilitch se retrouve dans une grande solitude au moment de mourir, à laquelle s'ajoute la colère et un sentiment d'injustice "Pourquoi lui ?"

Dans la famille, seul son fils cadet est touché par la douleur de son père et ressent de la tristesse, peut-être parce que sa jeunesse ne l'a pas encore perverti ? Peut-être que lui trouvera ses valeurs ailleurs, dans plus d'empathie envers ses semblables ?

Un autre personnage est attachant dans cette nouvelle et fait ce qu'il peut pour soulager Ivan Ilitch à la fin de sa vie, c'est son serviteur Guérassime.

Tolstoï était un propriétaire terrien, très proche des moujiks qui travaillaient pour lui, ce qui explique certainement qu'il présente Guérassime comme quelqu'un d'empathique, avec de vraies valeurs, valeurs auxquelles l'auteur est attaché.

Tolstoï, angoissé par la mort qu'il a souvent approchée de près avec le décès de ses parents, sa soeur et plusieurs de ses enfants relate bien cette inquiétude dans cette courte nouvelle.
En peu de pages, l'auteur aborde énormément de notions.

L'écriture fluide rend le texte intime et nous touche de façon réaliste.

La longue agonie, les souffrances physiques et psychologiques et l'extrême solitude du malade sont décrites avec une grande force et j'avoue avoir eu du mal, à la fin, à supporter ces descriptions, accueillant la mort d'Ivan Ilitch comme un soulagement.

Soulagement aussi pour le malade "Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n'y avait pas de peur parce qu'il n'y avait pas de mort.
Au lieu de la mort, il y avait la lumière."

Je remercie Sandrine (HundredDreams) pour avoir proposé cette lecture commune ainsi que les lecteurs qui m'ont accompagnée. Notre ressenti était très proche sur cette lecture et les partages toujours sympathiques et enrichissants furent très agréables.
Commenter  J’apprécie          4520
Léon Tolstoî, un auteur classique russe, est connu, de ma part, pour ses romans célèbres, des pavés, que ce soit "guerre et paix", que j'avais lu et apprécié et lu pendant un été ou "Anna Karénine", que j'ai depuis trop longtemps sur mes étagères et qui était un cadeau offert pendant un voyage en Russie, et nous pouvons hésiter à "attaquer" ses pavés.
J'ai profité donc d'une lecture commune pour lire une nouvelle "la mort d'Ivan Ilitch". Malgré ce titre et un sujet difficile, j'ai apprécié cette lecture.
Dés le titre, nous savons que le sujet va être sombre. Nous n'allons pas lire une enquête policière, pas d'enquête sur la mort de cet individu.
Léon Tolstoï va nous parler d'une mort naturelle, des suites d'une maladie, dont on ne sait pas d'ailleurs quelle est cette maladie.
Les collègues d'Ivan Ilitch vont venir se recueillir et saluer l'épouse de leur collègue. Il était magistrat et sa mort va être le prétexte pour se souvenir de lui. Son enfance, ses études, sa carrière, sa vie maritale et familiale, du point de vue des autres mais aussi, et là le texte devient très sensible de son point de vue à lui. Et les derniers jours de sa vie. Une introspection de cet homme, un retour sur sa vie, son enfance, sa carrière (comment devient on magistrat, des satisfactions de carrières mais aussi des frustrations), sa vie personnelle (son mariage, ses relations avec sa femme, ses enfants..), domestique (des pages "amusantes" sur sa façon d'aménager le futur appartement marital), sa vie sociale (ses soirées où il va jouer aux cartes avec des collègues amis).
Puis les derniers jours, les visites médicales (des médecins, dignes des pièces de Molière, que ce soit le médecin de famille ou une sommité. Pas de réel diagnostic et de solutions face à son mal). Et surtout sa solitude face à la maladie, seul dans son lit ou sur le divan de sa chambre.
De belles pages sur le soutien apporté par un "serviteur" qui le soulage, en lui permettant de surélever ses jambes et les placer simplement sur ses genoux. Son regard sur sa famille et sur la vie qui continue, malgré tout, malgré son "absence", sa femme le veille un peu, sa fille s'intéresse plus à ses futures fiançailles et toutes deux sont "excitées" par leur sortie au théâtre et de voir Sarah Bernard sur scène. Son jeune fils, nommé le lycéen, semble plus affecté par l'état de son père, sensible à sa souffrance.
Un court texte mais qui nous touche car il va en peu de pages à l'essentiel et à l'universel, Léon Tolstoï décrit la société bourgeoise de cette époque mais il parle intimement de l'introspection de cet hommes, face à sa vie, à sa maladie, à ses souffrances, à l'approche de la fin.
Je vais sûrement lire d'autres textes de Tolstoï, que ce soient des nouvelles mais aussi découvrir Anna Karénine.
Un très beau texte et encore merci à mes copinautes d'avoir fait cette lecture commune et à nos échanges de fin de lecture.
Commenter  J’apprécie          156
De nos jours, cette nouvelle de Tolstoï résonne sinistrement avec le thème de la fin de vie, si régulièrement abordé mais jamais vraiment traité par nos politiques.

J'ai été frappée par le réalisme des scènes de souffrance et de terreur de son héros Ivan Ilitch et par le questionnement malheureusement toujours d'actualité qu'il engendre sur la mort.

Dans la nouvelle, la solitude du malade est terrible : pourtant entouré de sa famille, Ivan Ilitch se sent profondément seul et incompris. Bien sûr, sa femme tente de se montrer compatissante sans y arriver vraiment, sa fille, avec l'égoïsme propre à la jeunesse et à un coeur amoureux, préfère aller au théâtre avec son fiancé... Quant au médecin, on devine que cet incompétent s'en fiche totalement. Autour d'Ivan Ilitch, la vie domestique continue, implacable, sans égards pour cet homme souffrant qui aimerait tant revenir aux jours heureux et insouciants de son enfance, qui est terrifié, qui voudrait comprendre pourquoi il va mourir et pourquoi les autres font comme s'il n'allait pas mourir...

Cette apparente normalité de la vie de famille est très perturbante et nous questionne : pourquoi continuer à vivre comme avant, faut-il mentir à celui qui se meurt, faut-il lui dire la vérité s'il a toute sa lucidité ? Faut-il discuter de ses peurs et de sa mort prochaine ? Cela l'apaiserait-il ? Faut-il aussi hâter par des drogues ou des médicaments la fin d'une vie qui n'est plus que souffrances et terreur ?

Une lecture difficile et bouleversante mais qui a le mérite de nous interpeller sur l'accompagnement que ceux qui restent doivent aux malades condamnés. Bien sûr, elle ne nous livre aucune réponse.

Merci beaucoup à Sandrine pour avoir initié cette lecture commune et à tous les participants pour leurs avis si riches et variés.

Challenge XIXème siècle 2023
Challenge multi-défis 2023
Commenter  J’apprécie          236
La mort d'Ivan Ilitch raconte sa progression de la vie à la mort. Fils de fonctionnaire devenu à son tour fonctionnaire puis juge, vivant dans une relative opulence, marié à une femme de moins en moins agréable, ayant deux enfants vivants, Ivan Ilitch va tomber malade, avec des maux diffus de l'appareil digestif, sans doute en lien avec une chute, et finira par en mourir.

J'ai lu cette nouvelle en même temps qu'un essai intitulé Croire sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier, qui a sans doute influer sur ma manière d'appréhender le texte de Léon Tolstoï. J'ai notamment retenu de l'essai que les livres naissent au point de frottement entre l'intime, l'autre et l'universel et je trouve que La mort d'Ivan Ilitch illustre parfaitement cette analyse.

A l'aube de la mort, Ivan Ilitch se pose la question universelle du sens de sa vie et fait le constat désespérant que « C'est toute ma vie, ma vie consciente, qui n'était pas ce qu'elle aurait dû être ». Il est rejeté de ses proches, les autres, qui continuent leur vie « Elle voulait cacher ce que tous éprouvaient, mais ses paroles la trahirent – Alors, si on veut y aller, il est temps ». Et, dans son intimité, « Il pleurait sur son impuissance, sur son affreuse solitude, sur la cruauté des gens, sur la cruauté de Dieu, sur l'absence de Dieu ».

Ce court texte, en moins de cent pages, développe parfaitement les trois aspects. A mon sens, comme souvent dans les « classiques », peu de mots suffisent pour exprimer beaucoup. Sur la réflexion sur le sens de la vie qui aurait dû être plus intensément et différemment vécue, je continuerai à préférer le désert des Tartares de Dino Buzzati (qui reste sur mon île déserte). Sur le détachement face au malade, allant progressivement au dédain, je conserverai en première place la métaphore de la métamorphose de Franz Kafka. En revanche, sur la description du poison de la maladie, du mensonge connu mais nécessaire, des souffrances physiques et morales, de la solitude de fin de vie, cette première lecture de Léon Tolstoï m'a donné envie d'aller plus loin. Il transmet un texte intemporel qui décortique cette phase dans ses moindres détails.

Ce texte est poignant, mais peut aussi être très éprouvant pour ceux qui seraient en phase de deuil.

Cette découverte a été faite dans le cadre d'une lecture commune. Un grand merci aux participants (avec une mention spéciale pour Sandrine qui avait proposé cette nouvelle) !

Commenter  J’apprécie          3611
En si peu de pages, Léon Tolstoï nous fait vivre dans cette nouvelle la mort. La mort d'Ivan Ilitch ne laisse aucune ambiguïté dans ce titre ni dans les premières lignes.
Un homme est mort, un homme ordinaire et nous voici invité par Léon Tolstoï à entrer dans le cortège des voix dissonantes qui bruissent autour du défunt alors qu'il serait convenu de se recueillir en silence. Nous sommes quelques heures à peine après son décès…
Un homme est mort qui était encore jeune, dans la force de l'âge. Il n'avait que quarante-cinq ans.
Qu'a fait ou qu'a été de son vivant Ivan Ilitch pour mériter pareil irrespect à la place de la compassion ? Au lieu du chagrin ou tout au moins d'une forme de bienséance qui eût été à propos lors du service religieux qui est donné, ce ne sont que conjectures sur le devenir de la fonction qu'occupait Ivan Ilitch. Les égoïsmes se lâchent. On pense aux ambitions, aux frivolités de la vie, à la partie de whist du soir, on pense à être ailleurs, surtout pas ici, ou du moins pas trop longtemps, juste le temps de se montrer… C'est peut-être à cet instant qu'elle est là, la société russe, à jamais…
Un homme est mort qui occupait la fonction de juge.
C'est alors que Léon Tolstoï nous éloigne de ce parterre presque cacophonique et nous invite à faire un pas de côté sur le parcours d'Ivan Ilitch.
Un homme est mort qui fut un vivant, qui fut jeune, qui désira une femme qui l'aima à son tour, ils eurent des enfants. Il gravit les échelons professionnels pour arriver au haut rang de magistrat, rendant les sentences, disposant d'un pouvoir énorme entre ses mains sur le destin d'autres gens, suscitant aussi les jalousies, les convoitises. Il n'en était pas lui-même exempt…
En si peu de pages, Léon Tolstoï nous plonge dans la tête de cet homme qui fut cela, et bien autre chose encore, il nous brosse le portrait d'un homme ambitieux, aimant sa famille, satisfait de son parcours.
C'est un peu comme si brusquement Ivan Ilitch nous confiait son histoire. Une mauvaise chute qui tourne mal, s'aggrave, voilà brusquement cet homme tombant malade, ce n'est plus alors qu'une sorte de désescalade sans fin vers l'ultime fin, la mort.
Un homme va mourir et nous savons que bientôt il sera mort, nous le savons mieux que lui et Léon Tolstoï a déjà ici l'art de donner une force extraordinaire à notre regard de témoin.
Est-ce ainsi que les hommes meurent ? Et leurs illusions au loin demeurent…
En si peu de pages, Léon Tolstoï nous dépeint la solitude devenue brusquement absolue, infinie d'un homme qui agonise, qui va peu à peu, pas à pas, vers la mort et se souvient, convoque sa vie, comme on tire sur l'écheveau d'une pelote de laine emmêlée. Comme on ouvre le rideau d'une scène de théâtre, convoquant les comédiens pour jouer la dernière scène…
Un homme va mourir qui avait sentence sur tout et voilà que c'est le monde à l'envers, c'est l'arroseur arrosé, voilà que le destin s'empare de lui, de son sort et va rendre à son tour une sentence inéluctable…
Un homme va mourir seul devant la mort, abandonné de ses plus proches ; les médecins, n'en parlons pas, où sont-ils ? Que font-ils ? Et sa famille, ses proches, c'est encore pire… Il y a cependant ce beau et touchant personnage secondaire qu'est Guérassime dans son dévouement et son humilité. Comme je l'ai aimé, celui-là…
Ivan Ilitch n'est pas seul puisque nous sommes là à suivre son agonie, à étreindre ses pensées et c'est bouleversant. Nous sommes dans l'intimité d'un être en souffrance, qui souffre physiquement, mais peut-être plus encore qui souffre moralement.
La mort est à la fois unique et intemporelle. Celle d'Ivan Ilitch n'échappe pas à la règle. Pourquoi a-ton si peur de mourir ? Est-ce à cause de la mort par elle-même ? de ce qui a après ou peut-être rien justement ? Ou bien la peur d'avoir complètement raté son existence ? Quel sens à tout cela ?
En si peu de pages si puissantes, le récit qu'a écrit Léon Tolstoï m'a touché par son profond réalisme, son acuité, sa justesse, touchant l'intime de nos vies, questionnant notre propre rapport à la mort, à nos morts, qui se font de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu'on avance dans l'âge…
En si peu de pages, tant de sentiments sont visités dans le prisme d'un seul homme devenu solitaire devant la mort, traversé de doute, d'inquiétude, d'amertume, peut-être de regrets et de remords…
La force d'un écrivain est là, disant la grandeur d'un texte au travers de la médiocrité d'une vie rendue encore plus misérable au seuil fatidique.
Je me suis alors souvenu d'une histoire vraie que j'avais entendu un jour lors d'un reportage à la radio, celle d'un sage taoïste qui accompagnait les personnes mourantes en leur prodiguant des gestes et des pensées empreintes de sérénité et de douceur. Il avait un don pour aider à cheminer vers l'autre versant. Un jour, il apprit qu'il était atteint d'un mal incurable, qui lui laissait à peine quelques mois à vivre. Alors cet homme qui avait toute sa vie prodigué le détachement, s'apprêtait à aller vers la mort dans une totale peur panique… Cette histoire m'avait impressionné…
En lisant ce récit percutant comme la vie, je ne pouvais me détacher à chaque page de la mort de quelques êtres proches, mes parents et une de mes soeurs, ces trois êtres chers que j'ai assisté l'un après l'autre dans leur agonie… Je me souviendrai à jamais de l'humour de ma soeur, un dimanche midi une semaine avant qu'elle nous quitte, nous avions partagé un succulent Bordeaux dans son appartement donnant sur la Loire… Elle avait ironisé sur notre stupide beau-frère, alcoolique et raciste, qui lui survivrait, peut-être longtemps après elle… Hélas, elle avait raison, le bougre est toujours en vie, me semble-t-il, vingt-cinq après… Dans la douleur de son propos, elle avait simplement exprimé une forme d'injustice, - pourquoi moi ? pourquoi maintenant ? - celle que j'ai vu aussi dans les yeux d'Ivan Ilitch qui me fixaient lorsque je refermai les dernières pages du livre…
C'est la force de l'écriture de Léon Tolstoï que de nous inviter à côtoyer avec tant de grâce les vivants et les morts qui peuplent nos existences… C'est à eux que je pense ce soir en écrivant ces mots…

Cette nouvelle a été lue dans le cadre d'une lecture commune et je remercie mes compagnons de lecture, fidèles et nouveaux, dont les regards croisés ont été complémentaires et ont éclairé mes pas…
Commenter  J’apprécie          6638
Allongé sur son canapé Ivan illitch attends
La douleur pénètre insidieusement en lui
Apportant larmes et déchirements
Le mal qui le ronge peu à peu le détruit
Aimé de peu, abandonné de tous, il prie
Charognards odieux attendant sa dépouille
Espérant que la mort fasse place à la vie
Et les délivres de ce visage de gargouille.

Tout est dit dans cette nouvelle de Léon Tolstoï, dès la première page on sait que Ivan Illitch est mort. La mort n'est jamais belle, la douleur encore moins,Tolstoï avec son talent nous renvoie à ce que nous sommes, des êtres en sursis. La mort d'Ivan Illitch titre de cette nouvelle est particulièrement effrayante. La douleur est dans toutes les pages, douleur morale et physique, aucun soulagement aucun réconfort.
J'ai aimé Ivan comme j'ai aimé Pierre dans la guerre et la paix comme j'aimerais Anna Karenine parce que les personnages de Tolstoï sont comme nous, pas des supers héros.
Merci à la tribu pour cette lecture commune et à Sandrine la cheffe d'orchestre de cette lecture.
Commenter  J’apprécie          6610
Après « Anna Karénine », je poursuis mon voyage dans l'immense oeuvre d'un des grands maîtres de la littérature russe, Léon Tolstoï.
Tous ses ouvrages sont habités par ses thèmes de prédilection, les fragilités humaines, l'angoisse de la mort et de l'agonie. Cette nouvelle raconte la douloureuse fin de vie d'un homme qui prend conscience tardivement qu'il a gâché sa vie en voulant se conformer aux attendus de la société.

Ce qui est étonnant, c'est l'idée que je me faisais des livres de cet auteur : je les imaginais inaccessible, lourds, pompeux, inintéressants, loin des préoccupations de notre monde, mais j'ai découvert un style simple, élégant, pertinent, et en définitive très moderne. Je l'ai également trouvé impressionnant de clarté et de justesse dans la brièveté du format court qu'est la nouvelle.
Car en effet, s'il n'est pas à démonter que l'auteur est un formidable romancier, il est également un talentueux nouvelliste.

*
C'est par le décès d'Ivan Ilitch que s'ouvre ce récit d'un peu moins de cent de pages. Ce qui d'emblée sidère et déconcerte, c'est le manque d'égard, de compassion, de chagrin ou d'empathie de ceux qui assistent au service religieux. On se dit que cet homme ne devait pas être quelqu'un de très attachant, ni de bien sympathique. Alors qu'elle n'est pas notre surprise lorsque Léon Tolstoï remonte le temps pour nous le présenter de son vivant.
Ivan Ilitch est un homme plutôt ordinaire, ni bon, ni mauvais. Certes, il est égoïste, indifférent aux autres, préoccupé par sa réussite professionnelle, son statut social et sa respectabilité mais il est plutôt honnête et droit. D'un naturel sympathique et agréable, il s'efface dans la sphère privée, ne cherchant pas les conflits avec sa femme pour laquelle il n'a plus d'amour.

*
La vie est un jeu auquel on doit commencer à jouer avant d'en connaître ses règles.
Lorsqu'Ivan Illitch réalise que sa douleur au flanc est en train de le tuer, c'est comme un choc. C'est comme s'il se réveillait brutalement après une vie faite d'illusions, d'inexistence et d'aveuglement. Devenu lucide, il prend conscience de la superficialité, de l'orgueil et de la pauvreté de son existence. Il a vécu dans une sorte de mensonge, ne pensant pas que la mort pourrait un jour s'appliquer à lui.

« Caïus est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Caïus est mortel, lui avait paru juste dans sa vie passée seulement par rapport à Caïus, mais jamais par rapport à lui. »

En pensant qu'il lui suffisait d'avoir une vie honnête, une position sociale enviée, des amis influents, une belle femme bien née, des enfants et un travail qui lui apporte prestige et confort financier pour avoir une vie belle et accomplie, il réalise au seuil de la mort qu'il a été terriblement naïf.
Sa vie n'a été que vanité, superficialité.
Il a confondu le bonheur avec l'ambition et le pouvoir.
Il a oublié le véritable sens de la vie et est passé à côté de sa vie.

« … chose étrange, tous ces moments de sa vie agréable lui paraissaient à présent tout autres qu'ils ne lui avaient semblé alors. »

Il ne s'est entouré que de personnes arrivistes, fausses et égoïstes qui ne supportent pas sa maladie, ne le supportent plus, et n'attendent que sa disparition pour retrouver la paix ou gagner des privilèges. Il se sent impuissant, incompris, rejeté, ignoré, affreusement seul. Il les hait.

« La mort. Oui, la mort. Et eux, il n'y en a pas un qui sache, qui veuille savoir, qui ait pitié. Ils jouent. (Il entendait au loin, derrière la porte, des éclats de voix et des refrains.) Ça leur est égal, mais ils mourront aussi. Les imbéciles. Moi, un peu plus tôt, eux un peu plus tard, mais ils y passeront aussi. Et ils s'amusent. Des brutes ! »


*
Les personnages secondaires sont dessinés en seulement quelques mots mais quels mots ! La femme, la fille, les amis et collègues d'Ivan Illitch posent un regard insensible, impitoyable et distant sur les souffrances du moribond. Si eux attendent avec impatience le trépas de l'homme, le malade lui, n'a rien à attendre d'eux, aucune pitié, aucune écoute. Ils sont vils et méprisables.
Heureusement, le jeunes fils d'Ivan Illitch et Guérassime, un serviteur fidèle, amènent un peu de douceur, de sincérité, d'humanité et d'empathie dans ces pages si tristes et éprouvantes.

*
En survolant la biographie de Léon Tolstoï, on ne peut que trouver des ressemblances entre l'auteur et son personnage. Il paraît ne jamais séparer l'écriture de sa vie personnelle, cherchant à répondre à ses questionnements existentiels et philosophiques sur le sens de la vie et de la mort, l'amour et le couple, la fuite du temps, les regrets, l'espoir et l'angoisse de mourir.

« Je n'existerai plus, mais qu'est-ce qui existera ? Rien n'existera. Et moi, où serai-je, quand je n'existerai plus ? C'est cela, la mort ? Non, je n'en veux pas. »

Ainsi, la mort d'Ivan Illitch permet de développer des réflexions profondes sur la cruauté de la vie, la complexité de la psychologie humaine, sur notre rapport à la société qui nous oblige à un certain conformisme et nous éloigne par conséquent du bonheur.

L'enfance est évoquée, l'auteur semble en avoir une certaine nostalgie. Les seuls souvenirs heureux d'Ivan Illitch remontent à cette période de la vie où l'innocence, l'insouciance, la confiance dans l'avenir, loin des tracas du quotidien des adultes, permettent de savourer l'instant présent et d'éviter les écueils d'une vie superficielle.

*
Le récit commence par la fin et pourtant Léon Tolstoï imprime une tension dramatique stupéfiante en même temps qu'une beauté douloureuse et troublante. Et plus le récit avance, et plus on lit dans le regard de cet homme, la douleur qui étreint son corps et son esprit, sa peur de mourir, son extrême solitude et c'est bouleversant.

« Une goutte d'espérance brille, puis déferle une mer de désespoir, et toujours la douleur, encore la douleur et l'angoisse, et tout est pareil. La solitude rend l'angoisse encore plus terrible, il voudrait appeler quelqu'un, mais il sait d'avance que devant les autres c'est encore pire. »

J'ai aimé l'écriture de Léon Tolstoï : elle est à la fois simple, sobre, sincère mais aussi d'une acuité particulière, d'une grande finesse psychologique, d'une sensibilité et d'une force telle que la mort d'Ivan Illitch nous renvoie à nos propres souvenirs et à l'inévitabilité de notre propre mort.

Des mots reviennent sans cesse et scande le texte : pensée, mort, vie, ELLE, cette douleur. La douleur torturante, intolérable, incurable est sa maîtresse, il ne voit qu'elle, ne pense qu'à elle, ne voit que par elle.

« Il passait dans son cabinet, se couchait, et se retrouvait seul avec ELLE. Les yeux dans les yeux, avec ELLE, sans rien d'autre à faire que de LA regarder, le coeur glacé. »

Ces mots sont comme une houle qui se soulève, s'enfle, s'agite, se creuse et meurt.
Ces mots sont comme un grondement, un bruit de marteau sur une enclume, ils insistent, ils frappent, ils martèlent.
Le lecteur ne peut résister à la force de ces mots qui nous obligent à regarder cette douleur en face, à ne pas lui tourner le dos. Derrière elle, tapie, la mort, inévitable, inéluctable attend son heure.

*
Au final, la mort d'Ivan Illitch m'a touchée par son caractère à la fois intime, intemporel, universel. Je me suis sentie projetée au chevet de cet homme qui agonisait et subissait l'épreuve de la maladie dans son corps et dans sa tête.

"Pourquoi moi ?"

Ce combat, cette souffrance, cette inquiétude ont été éprouvants pour la lectrice que je suis. Car inévitablement, cette lecture renvoie à des souvenirs douloureux qui ne pourront jamais s'effacer. Elle nous oblige aussi à nous confronter à nos propres peurs de la mort et à vivre pleinement en étant conscient qu'un jour, nous serons face à elle.
Mais ce texte est aussi une façon de nous faire réfléchir sur le sens de la vie, à profiter du présent, de plaisirs simples, loin de toute superficialité pour ne rien regretter.

**
Nouvelle lue dans le cadre d'une lecture commune, je remercie tous mes compagnons de lecture dont les regards croisés ont été complémentaires.
**
Commenter  J’apprécie          4630
De Tolstoï, j'avais le souvenir déjà lointain de longues heures dans un univers passionné et envoutant. Quelque chose où le tragique était haut en couleurs, où les sentiments ne pouvaient être qu'exacerbés, exotiques, destructeurs. Sans doute que je n'avais pas su faire la part entre Anna Karénine et son auteur un peu comme si j'avais pensé à Flaubert comme à quelqu'un de charmant mais superficiel, résolument décidé à tomber amoureux et à vivre la vie débridée qu'il aura fait rêver à Emma. Avec pour circonstances atténuantes le concernant son « Madame Bovary c'est moi » qui, s'il n'autorise absolument pas ce genre de raccourci, invite au moins à faire un parallèle entre le personnage et son créateur. Alors que, soyons clairs, jamais Tolstoï n'a dit qu'il était Anna.
Toujours est-il qu'avec cette attente en tête, je me suis inscrite de gaieté de coeur à ce projet à l'initiative de HundredDreams, que je remercie ici, d'une lecture commune autour de la Mort d'Ivan Illitch. Vous me direz que le titre, à lui seul, promettait bien peu de fleurs bleues ou d'étreinte torride, si ce n'est avec la Camarde. Certes, mais nul n'est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Voilà pourquoi, par un pluvieux samedi de janvier, alors que le faible halo de quelques lampes tentait de vaincre la pénombre, j'ai entrepris d'entendre la Mort d'Ivan Illitch. Oui, entendre car je nourrissais également depuis quelques jours le projet de ceindre mon cou d'une gigantesque écharpe que je me serais tricotée. Elle serait de cette couleur improbable qu'ont les framboises avant que d'être parfaitement mures. La pastèque qu'on aurait réduite en granité. Quelque chose d'incroyablement frais et mousseux à la fois. J'étais emballée. Ayant commandé et reçu la laine, je me suis vite aperçue que sa finesse condamnait mon projet à ne voir le jour qu'après des dizaines et des dizaines de laborieuses heures. Et que si je voulais espérer ressentir la caresse de sa chaleur avant le printemps prochain il n'y avait pas un instant à perdre. Aussi, placée devant le dilemme de commencer ma lecture pour rejoindre les amis Babelio qui l'avaient déjà entamée ou tricoter quelques centimètres afin de me rapprocher un peu du moment où mon ouvrage serait terminé, j'ai entrepris de concilier les deux et de tricoter en écoutant.
Le merveilleux Berni m'avait bien facilité la tâche puisqu'il avait laissé sur notre fil de discussion un lien vers le podcast de la nouvelle. Il s'agissait de la lecture de René Depasse sur la traduction de J.-W. Bienstock, avocat, écrivain, traducteur franco-russe de la fin du 19e siècle.
Aussi, fin prête, une tasse de thé fumant près de moi, confortablement assise dans mon petit salon, alors que le chat dormait en rond dans son panier et que la pluie fouettait les carreaux, j'ai entendu s'élever la voix grave de René Depasse. Quels transports ! de la salle attenante à celle du tribunal aux intérieurs toujours un peu plus cossus de la famille d'Ivan Illitch puis du cabinet où ce dernier a fini par se tenir, les pieds en l'air pour moins de désagrément, j'ai voyagé dans un monde que rien ne rattachait au mien.
Rien ? Sauf peut-être le point que nous avions en commun, Ivan et moi, d'attacher de l'importance à choisir des rideaux et un ameublement qui nous rendent notre environnement plaisant…. Mon douillet intérieur devint tout à coup presque inquiétant comme si sa chaleur était une invite paradoxale pour la faucheuse. Des rafales de vent projetaient des bourrasques de pluie sur les vitres. Mon chat se retourna et se rendormit. L'atmosphère semblait changée, chargée d'une lourdeur qu'elle ne contenait pas auparavant. Et René Depasse engloutissait les chapitres de sa voix de théâtre au phrasé grandiloquent. Malgré la tendresse des mailles que je dressais contre cette histoire, elles faisaient un bien piètre rempart pour arrêter la voix du comédien et à travers elle la médiocrité de cette existence dont le terme, l'interminable agonie, se déversait dans mon salon. Ainsi, alors que se dévidait lentement, tellement lentement, l'écheveau de ma laine rose, rien n'a pu se mettre entre la mort et ce pauvre Ivan Illitch.
Passée l'indignation qui m'a prise de voir ainsi mon après-midi kidnappé par une agonie alors que je pensais benoitement cultiver mon esprit en écoutant un grand texte, j'ai bien dû me résoudre à convenir que, même s'il ne contenait aucune liaison torride et que, sous couvert de patrimoine russe, il avait installé la mort chez moi, il s'agissait néanmoins d'un morceau de littérature.
Le projet en lui-même est impressionnant. Ne raconter que la médiocrité d'une existence et l'interminable, insensée, agonie d'un homme quelconque. N'y laisser l'espoir d'aucune explication, d'aucune transcendance. Dans un style précis et tellement vivant, enterrer son personnage sous la médiocrité de ses humeurs, de ses ambitions et de son entourage. Tout est laid et vulgaire dans la Mort d'Ivan Illitch. le brave homme n'a fait carrière dans la justice que pour échapper au caractère acariâtre de son épouse et amasser des revenus suffisants à leur train de vie. Sa passion pour le whist, qui l'éloigne un peu plus de son foyer, ne lui vaut aucun ami authentique. Ses enfants ne semblent lui montrer qu'une piété filiale très mesurée et vite émoussée par l'horreur de sa lente déchéance physique. Mêmes les sentiments de tristesse que laissent supposer les cernes noirs sous les yeux de son fils cadet sont moins dus à la perte dont l'enfant imaginerait ne pas se remettre qu'à l'effort qui consiste à supporter un malade aussi difficile. Ivan Illitch n'a rien construit de solide et rien ne viendra donc le soutenir dans sa quête de sens. C'est la solitude d'un homme livré à un corps défaillant sans cause explicable. La peine infinie de celui qui n'est que poussière et ne sait l'accepter. Il n'est peut-être que Guérassime, un moujik aussi jeune que naïf qui semble s'accommoder de la situation et trouver une attitude de compassion qui porte un peu d'espoir. Car même le sourire que j'ai pu esquisser, çà et là, surtout au début, l'humour présent entre les lignes ne visent qu'à moquer les petits travers des personnages, jamais à communier dans la grâce divine d'une existence bénie.
Sans doute cette nouvelle a-t-elle sa place propre dans l'oeuvre de Tolstoï et peut-être alors son sens se trouve-t-il éclairé davantage encore par le contre point d'autres écrits où jaillit une foi porteuse d'élan. Reste que prise pour elle seule, elle est un condensé de prosaïsme brillamment affligeant et se trouve ainsi avoir plus d'accointances avec Madame Bovary que son sujet initial n'aurait pu le laisser penser.
Commenter  J’apprécie          2616




Lecteurs (1706) Voir plus



Quiz Voir plus

Anna Karénine

Qui est l'auteur de ce livre ? (C'est facile, c'est écrit dans le thème ;))

Nikolai Gogol
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Léon Tolstoï
Alexandre Pouchkine

20 questions
155 lecteurs ont répondu
Thème : Anna Karénine de Léon TolstoïCréer un quiz sur ce livre

{* *}