Marina Tsvetaieva, une vie insomniaque.
“Ainsi dans ma nuit splendide
une scie me passe sur le coeur.”
Son coeur nu, son épuisement électrique, son arrachante détresse, sa rébellion enflammée et fière qu'aucun blizzard ne peut refroidir, les châteaux de cendres qu'elle laisse derrière chacune de ses fiévreuses éruptions romantiques, sont autant de fardeaux partagés avec ses lecteurs par le biais d'une
poésie décapante où l'on devine le flot ardent du sang en fusion sous l'épiderme volcanique.
“crisse la glace. Grincent des gonds :
La Taïga gronde et s'engouffre.”
Malgré les choix cornéliens entre le rythme et le sens auxquels sont confrontés les différents traducteurs et face au mur de l'intraduisible qu'oppose parfois le russe au français (
Sophie Benech,
Eve Malleret,
Elsa Triolet,
René Char pour n'en citer que quelques uns) le caractère singulier
de la poésie de
Tsvetaieva nous parvient indéfectiblement et notamment son rythme, saccadé, haletant, altier, effréné parfois, ses plaintes, ses reproches, ses cris, son abandon et ses silences aussi.
Nous sentons tantôt la tiède buée sortie de la bouche de cette poétesse, fragile hermine immaculée dans l'aube prédatrice des plaines sibériennes, et tantôt elle se mue en Chimère, les fumées âcres du Zilant draconique jettent toutes leurs flammes dans la bataille des mots pour conjurer, en un instant de raison, la froideur des neiges et des coeurs slaves.
“Dans le relent du lit
Boire goutte à goutte la nuit,
c'est s'étouffer ! Bois”
“Comme embrasser l'âbime”. Cette grande amoureuse des poètes de son temps d'
Akhmatova à Pasternak ou encore
Rilke et
Mandelstam avec lequel, d'après
Véronique Lossky, elle eu une liaison, préférait néanmoins les relations en rêves ou par
lettres. Sa vie dans l'indigence en banlieue parisienne, sa relation complexe à la maternité, tout cela ne se retrouve qu'à peine dans ses textes. La passion idéalisée, fictionnelle y tient au contraire une place importante.
"Nos
poèmes, ce sont nos enfants. Ils sont plus âgés que nous parce qu'ils vivront plus longtemps que nous. Plus âgés que nous depuis l'avenir. Voilà pourquoi ils nous sont aussi parfois étrangers."
Pourtant
Tsvetaieva ne s'économise pas dans la vie réelle. Son suicide dans la misère matérielle et affective la plus totale, dans l'impitoyable hiver de la liberté soviétique, n'est pas sans rappeler celui de Maïakovski, mais aussi les morts d'autres écrivains de Gary à
Kleist, de Kawabata à Plath en passant par Pavese,
Hemingway ou Arenas, qu'ont-ils tous en commun, tous ces poètes que la littérature a perdus autant qu'elle a sauvés ? Peut-être ces quelques vers de Marina esquissent un début de réponse :
“Il y a au monde des hommes en trop
des superflus, pas dans la norme (…)
il y a au monde des gens creux, muets
on les rejette comme du fumier.”
Ces gens là, et c'est peut-être leur abîme, racontent des histoires, certes, mais, dans leur extra-lucidité, insupportable au commun des vivants, ne se racontent jamais d'histoires à eux-mêmes. Que faire de ces êtres, de ces poètes, ces phares ? Que peuvent-ils espérer du corps social ?
Qu'en pensez-vous ?