Une poésie vibrante qui se glisse dans les failles du sommeil illuminant les nuits blanches. Impossible pour moi de tourner, de me retourner, chorégraphie étoilée bien vaine, lorsque je me débats avec cette ingrate insomnie. Non, la nuit je lis, je lis effrontément, et m'en lave les mains… tandis que d'autres, comme
Marina Tsvétaïéva, trouvent dans ces heures somnambules les ressources pour écrire ce qu'il y a de plus profond en eux, pour écrire la beauté. La nuit comme creuset de la vie. Je me nourris de ces poèmes, à « l'heure des sources dénudées ». Je bois des litres d'encre noire, me brûle à ce magma toujours incandescent malgré leur ancienneté. Et voilà de quoi je me suis abreuvée cette nuit : «
Insomnie et autres poèmes » de
Marina Tsvétaïéva dont je connaissais déjà le manifeste lesbien « Mon frère féminin ». « Insomnie » est un recueil qui regroupe les poèmes de l'auteure de 1914 à 1941.
Chaque poème révèle des facettes de cette grande poète russe, qui vécut entre 1892 et 1941, période particulière durant laquelle les femmes russes réclament et obtiennent le droit de vote (en 1917 !). Période durant laquelle elle entretient une relation avec Sonia Parnok. Les premiers poèmes lui sont dédiés et font justement penser à son manifeste lesbien. Choquant, vous imaginez, pour les moeurs de l'époque. Chaque poème met en valeur les paradoxes de cette femme, aujourd'hui reconnue comme l'un des plus grands poètes du 20ème siècle, femme à la fois sombre et lumineuse, croyante et athée, passionnée et accablée, exaltée… Intègre.
Sa vie est marquée par l'exil, suite à la révolution bolchévique, puis par un suicide en 1941, deux ans après son retour sur la terre natale. Une de ses filles meurt de faim en 1920. Ecorchée comme beaucoup de poètes. Ces drames se retrouvent dans sa poésie.
Le livre démarre par des poèmes pour Sonia, « l'amie » s'intitule la première partie, l'amie aimée, l'amoureuse :
Là, par les galets, gorgée de vase
Pour une gorgée de passion !
Je t'avais si hautement aimée :
Je me suis dans le ciel inhumée !
Car ce frisson – là – se peut-il
Qu'il ne soit, lui qu'un rêve ? –
Car, par une délicieuse ironie,
Vous – vous n'est pas lui.
Ta robe – noire carapace de soie,
Ta voix, un peu rauque, à la tzigane,
J'ai mal tant j'aime tout en toi
Et même que tu ne sois pas une beauté.
Il se poursuit avec « Insomnie », coeur du livre :
Elle m'a entouré les yeux d'un cercle
D'ombre – l'insomnie.
L'insomnie a ceint mes yeux
D'une couronne d'ombre
Les poèmes s'égrènent, comme les années…si le recueil démarre en 1914, il se termine en 1941. Il est intéressant de noter l'évolution de l'écriture, des thèmes abordés. Nous sentons un vrai changement de ton dans les poèmes de l'exil, ceux à partir de 1918, l'absurdité, le non-sens, l'abattement prenant le dessus :
Ma journée est absurde de non-sens
Je demande au pauvre une aumône
Je donne au riche généreusement
J'enfile dans l'aiguille un rayon
Je confie ma clé au brigand
Et je farde mes joues de blanc
Le pauvre ne me donne pas de pain
Le riche ne prend pas mon argent,
Dans l'aiguille le rayon n'entre pas…
Il entre sans clé le brigand
Et la sotte pleure à seaux
Sur sa journée de non-sens
La guerre, la mort ne font pas exception, voyez ce poème que je trouve magnifique :
Tout rangés en rang
Sans partage
A bien voir les soldats
Où sont les nôtres ? Et les autres ?
Il était Blanc – le voilà rouge
Rouge de sang.
C'était un Rouge – le voilà blanc
Blanc de mort.
L'année 1920, marquée par la mort de sa fille, transparait en filigrane, de façon poignante et s'entremêle avec ce poème « chanson » dédié à la fin de l'amour :
Hier encore ses yeux cherchaient les miens
A cette heure son regard est ailleurs
Hier encore chez moi jusqu'aux oiseaux :
L'alouette à cette heure m'est corbeau
Jusqu'à ses derniers vers avant le suicide :
Il est temps
D'ôter l'ambre,
De changer les mots
Et d'éteindre la lampe
Au-dessus de ma porte
De l'amour à la mort, du rouge au blanc, ce recueil aura été un voyage nocturne, une pensée émue pour cette femme russe au lyrisme nostalgique…De tout ce recueil, deux vers qui me hantent et resteront gravés en moi : « tu m'as appris à vivre au coeur du feu, et tu m'as jetée dans la steppe glacée »…comme un message adressé à la vie. Poignant.