La tentative visant à présenter le génocide des Juifs comme un évènement absolument singulier ne peut avoir qu’une seule fonction : celle de nous libérer de l’obligation de tirer une leçon de ce qui s’est passé, à la fois pour l’avenir et pour le présent. Elle sert à nous cacher les problèmes tout à fait comparables qui nous entourent aujourd’hui. Il n’est plus de bon ton en Allemagne d’être antisémite, mais il est également facile de ne plus l’être, dans la mesure où il n’y existe presque plus de Juifs. La mise au ban de l’antisémitisme est l’alibi qui permet de laisser libre cours à sa xénophobie et à son mépris des hommes.
Il se peut qu’il y ait même des Juifs, peut-être même des représentants officiels de la communauté juive, qui considéreront cette manifestation comme une utilisation abusive de ces lieux de mémoire. J’espère qu’il n’en sera pas ainsi, car l’insistance sur la particularité du destin juif, comme on l’entend sans cesse en Israël, ne correspond pas à la véritable tradition juive. La véritable tradition juive s’exprime dans une histoire qui sera ma conclusion : « Un vieux rabbin demandait jadis à ses disciples de déterminer l’heure où la nuit s’achève et où le jour commence. Est-ce, demandait l’un des disciples, le moment où l’on distingue de loin un chien d’un mouton ? Non, dit le rabbin. Est-ce, dit un autre disciple, le moment où l’on distingue de loin un dattier d’un figuier ? Non, dit le rabbin. Quand est-ce donc ? demandèrent les disciples ? C’est le moment où, regardant le visage d’un être humain, quel qu’il soit, tu y reconnaîtras ta sœur ou ton frère. Jusqu’à ce moment-là, la nuit régnera parmi nous. » (pp. 68-69)