Un an et demi après l’entrée au Panthéon de cette femme désormais iconique, le livre “Simone Veil, l’aube à Birkenau”, signé du documentariste David Teboul, nous la révèle, plus bouleversante que jamais. On y découvre son enfance, et surtout la façon dont son expérience terrible de la déportation marqua le reste de sa vie.
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Aller où ? Comment vivre loin de chez nous si nombreux ? Il fallait aussi affronter le danger du transport. Nous avons été très soulagés d'apprendre que mon oncle et ma tante avaient réussi à passer en Suisse. Ils y avaient de la famille et avaient pu s’y rendre. Mais si ma famille avait tenté d'entrer en Suisse sans papiers, sans relations ni caution financière, nous aurions sans doute été refoulés.
Le manque d'argent n’était pas le seul handicap.
Il est arrivé que l'argent ne serve à rien.
Des familles très connues, très fortunées, ont été arrêtées et déportées.
Ce fut le cas, par exemple, de la famille Camondo. J'avais une camarade de classe issue d'une famille très proche des Camondo. Elle s'était cachée à Caen, ce qui ne s’est pas révélé beaucoup mieux que Nice, mais elle en est sortie saine et sauve. Ses parents, eux, ont été déportés en tant que personnalités juives. Ils sont partis à Bergen-Belsen, et bien qu'assez âgés ils en sont revenus.
Leurs cousins Camondo, eux, ont tous été déportés.
J'aurais eu honte que l'on diffuse « Le Chagrin et la Pitié » à la télévision. A l’époque, peu de gens ont eu le courage de dire que ce film donnait une image tendancieuse et fausse du comportement des Français.
Dans les années 1990, un retournement d'opinion s'est produit. On s'aperçoit, quand on veut bien regarder les chiffres, que c'est en France que la proportion d'enfants sauvés a été la plus importante. Et si ces enfants ont été sauvés, c'est parce qu'il y a eu des familles de tous les milieux sociaux, des plus modestes aux plus aisés, qui ont pris des risques.
Sur l'ensemble des Juifs vivant en France avant la guerre, vingt-cinq à trente pour cent ont été déportés alors que, dans plusieurs pays voisins, on atteint parfois une proportion de soixante-quinze à quatre-vingts pour cent.
Les Juifs néerlandais ont été éliminés à plus de quatre-vingts pour cent. En Grèce, il ne reste rien de la communauté juive de Salonique.
Sur la question des mariages mixtes, mon père n’avait pas de préjugés. Un jour, je lui ai posé la question : «Est-ce que ça t’ennuierait si je me mariais avec quelqu'un qui ne soit pas juif ?»J’avais peut-être alors un garçon en tête, je ne sais plus, je voulais savoir ce qu'il en pensait. Ce devait être en 1943, en pleine Occupation. Et mon père m'a répondu : « Oh, non ! Le mariage est une décision individuelle, personnelle, et jamais je n’essaierais de t'influencer, mais moi je n'aurais pas épousé quelqu’un qui ne soit pas une Juive ou une aristocrate. » Comme cette réponse m'étonnait, il a continué : « Pour moi, la culture, c’est quelque chose de fondamental, et dans les familles juives ou aristocratiques, le livre existe depuis des siècles. » II estimait qu'il y avait un acquis, un héritage, une transmission de culture liés au livre, et que tout cela comptait. Ce n’était pas une question d'argent ni de snobisme, mais une question de culture.
En janvier 1950, je suis donc partie avec mon mari à Wiesbaden, au bord du Rhin. Pour moi, ce n’était plus le même pays, ni le même peuple, je n’arrivais pas à recoller le présent avec le passé et, de ce fait, je ne ressentais aucune haine. Ce que j’avais vécu était absolument hors-normes. Cela ne se rattachait pas au quotidien, que ce soit en France ou en Allemagne. Cela se passait cinq ans après la guerre. Nous vivions en zone d’occupation américaine et rencontrions surtout des Français et des Américains. À peine si nous croisions des Allemands dans les magasins. Mes deux fils aînés, cependant, ont été au Kindergarten, le jardin d’enfants allemand, où ils ont commencé à apprendre la langue. Pour ma part, je n’ai jamais appris l’allemand.
Dans cette Allemagne de l’après-guerre, rien ne me rappelait le monde des camps. Les gens vivaient normalement, ils n’aboyaient plus. Il était devenu impossible de penser à ce qu’était l’Allemagne cinq ans auparavant.
Plus tard, en entrant au Parlement européen, j’ai rencontré des Allemands déjà adultes sous le IIIè Reich et je me suis posé cette question, lancinante à l’époque : « Que faisaient-ils, où étaient-ils dans ces années-là ? »
Je me demande toujours comment une telle monstruosité a pu jaillir, avant la guerre, d’un pays aussi développé, aussi cultivé que l’Allemagne. Un jour, j’ai posé la question à Yehudi Menuhin, rencontré à Strasbourg le temps d’un concert. C’était non seulement un grand musicien mais un homme d’une culture très étendue.
Selon lui, rien ne permettait d’expliquer l’horreur nazie.
La culture allemande si raffinée, n’avait pas fait barrage.
La musique, si jouée, si aimée dans ce pays, n’avait servi à rien.
L’histoire de l’Allemagne et des Juifs est vraiment particulière. Au début du XIXème siècle, les discriminations contre les Juifs ont diminué un peu partout en Europe. En France, les Juifs sont devenus citoyens en 1805. Ailleurs, ce fut la fin des ghettos, même si les pogroms ont persisté, surtout en Europe de l’Est, et même s’il subsistait des discriminations professionnelles. Telle fut la tendance générale jusqu’au début des années 1930.
L’Allemagne, elle, avait une culture particulière, ancienne, plus favorable aux Juifs que dans bien des pays d’Europe. Les grandes villes de Rhénanie, en particulier, comptaient depuis toujours d’importantes communautés juives, protégées depuis des temps reculés par un statut particulier. Les anciennes villes franches rhénanes offraient aux Juifs une condition privilégiée, si on la compare au reste de la chrétienté. Or, c’est là, en Rhénanie, qu’on lieu les premières grandes rafles allemandes.
Les Juifs de cette région ont été parmi les premiers à fuir en France. Certains ont d’ailleurs été internés au camp de Gurs avant de partir en déportation.
Le nazisme a donc balayé la tradition allemande et il a effacé le courant moderniste, la tolérance issue des Lumières.
(pp. 109-111)
Ce que l'on voit aujourd'hui ne ressemble pas au camps. Absolument pas. De tout façon, ces lieux ne traduisent pas les sensations physiques. Le camp, c'était l'odeur des corps qui brûlaient. Une cheminée dont la fumée obscurcissait le ciel. La boue partout. Des galoches aux pieds, nous trébuchions dans cette boue. Quant aux arbres, nous ne les voyions que de loin. Les SS et les kapos nous guettaient, prêts à nous frapper de leur matraque de caoutchouc. Ici ou là, entre les baraquements, circulaient des êtres qui étaient presque des choses. Il était difficile de voir en eux des êtres humains. C'étaient des déportés parvenus à un état d'épuisement total. On les appelait les "musulmans". Ces squelettes vaguement habillés restaient au sol, jusqu'à ce que les coups les forcent à se lever.