Entre anorexiques, on demande d'abord combien - combien de kilos, combien de calories, combien de temps - on ne demande pas pourquoi. Ce sont des choses qui viennent plus tard, avec le sel des larmes. [...]
Les cahiers et les livres sont ouverts sur sa petite table. Elle a l'air d'une petite fille perdue dans un mauvais rêve, ou dans un supermarché.
Elle voulait devenir transparente, courir les rues en se cognant les genoux, sans jamais s'arrêter. S'éthérer, tituber, mais tenir. Dans cette quête insensée, passionnelle, elle cherchait l'isolement, l'indifférence aussi. Ne plus pleurer, ne plus entendre, ne plus sentir.
Vous n'avez pas besoin de mourir pour renaître.
Au début, elle voulait seulement rétrécir un peu, pour se soustraire à cette emprise, et puis un jour elle avait voulu disparaître.
Sur son cahier elle a écrit je ne serai pas récidiviste, une incantation plutôt qu'une certitude. Elle voudrait y croire. De toute façon, c'est bien connu, il ne faut jamais recongeler un produit décongelé.
Elle se sentait de mieux en mieux, plus légère, plus pure aussi. Elle devenait plus forte que la faim, plus forte que le besoin. Plus elle maigrissait, plus elle recherchait cette sensation pour mieux la dominer. A ce prix seulement elle parvenait à une forme de soulagement, d'apaisement. Mais il fallait s'affamer toujours un peu plus pour retrouver ce sentiment de puissance, dans un enchaînement qu'elle savait toxicomaniaque, supprimer par paliers, réduire encore le nombre de calories absorbées. Elle mesurait son indépendance, sa non-dépendance. Maigrir était une conséquence, dans le miroir, la preuve tangible de sa puissance, de sa souffrance aussi. Elle regardait l'aiguille de la balance aspirée vers la gauche, pliant chaque jour un peu plus sous le poids de sa volonté. Elle faisait peur.
Dans son lit, Laure est en sueur. Le cœur bat vite. Une journée d'hôpital qui commence, la même qu'hier peut-être, ou bien la même que demain.
Elle est nue comme une limace repue et la nuit la dévore, à l'intérieur.
Mon corps est sec, Laure, parce que je le veux.
Alors Laure enlace ce corps qui brille de toute sa solitude, ce corps rendu stérile par la maladie. Aride.
Il était une fois une petite fille qui lisait toute la journée, perchée dans les arbres. Un jour on l'appelle pour dîner, elle ne veut plus descendre. La nuit tombe, mais elle n'a pas peur. Au loin on entend le tonnerre, au loin des éclairs déchirent un ciel clair. C'est l'histoire d'une petite fille en équilibre sur une branche, qui ne mange plus rien d'autre que des livres.
[...]
Sur sa branche on la laisse disparaître. On pleure en silence, à l'intérieur, [...] on pleure la petite fille qu'elle était, en chair et en sucre, on pleure la petite fille perdue qui n'en finit pas de fondre, accrochée à un arbre, on ne sait pas comment elle trouve encore la force. Un soir, l'orage éclate et remplit ce silence. Les branches plient sous la colère du vent. Une colère gigantesque, comme on en avait jamais vu. Au matin, la petite fille n'est plus là. Sur l'arbre elle a laissé un mot, griffonné sur un bout de papier. Un mot qu'on ne peut pas lire.