Chère Sigolène,
Si je t'écris, c'est pour te dire que j'ai failli te manquer.
Du fond de la retraite que je me suis choisi, sans réseau wifi et sans téléphone, je n'ai que
Les Jouisseurs, ton prochain livre qui sort bientôt aux Editions de l'Observatoire (le 24 aout, je crois). Compagnon de voyage singulier. Et obsédant. Il s'en est fallu de peu que je ne passe à côté.
J'ai reçu ton dernier roman
Courir après les ombres quand il est sorti en poche, il y a quelques mois. Au milieu de cet improbable surmenage qu'entraine chez les lecteurs presque professionnels comme moi l'hystérie des rentrées littéraires. J'en avais lu les premiers mots. Ils m'ont paru arides. Je ne t'ai d'abord pas comprise. Je n'étais pas vraiment disponible à ton étrangeté, à ton envoûtement, au dépouillement de ta langue. J'en étais à cette saison où on a besoin d'adjectifs. Où on rêvasse devant les toiles de Monet et où on ne comprend pas les cauchemars de Pollock ou les fenêtres de Rothko. J'étais jeune, en janvier, et encore un peu trop classique pour toi.
Alors quand j'ai revu ton nom sur les épreuves d'avril, je n'ai pu retenir une sorte d'appréhension et le regret de t'avoir négligée, autant te le dire. Car je sentais bien qu'il y avait là un trésor que je n'avais pas pris le temps de découvrir. Et je m'en voulais. Beaucoup. Parce que j'avais deviné la voix singulière qui est la tienne. Mais je n'avais pas été en mesure de l'entendre. Alors voilà, j'ai décidé que ma chronique prendrait aussi la forme d'un mot d'excuse du fond du coeur.
Au premier chapitre et à la première page, je suis de nouveau décontenancé.
Comme avant.
Comme toujours.
Comme la première fois où j'ai lu
Hemingway.
Comme la première fois où j'ai lu
Rimbaud ou
Virginia Woolf.
Comme la première fois où j'ai vu Picasso.
Comme la première fois où j'ai entendu Radiohead.
C'est comme ça, le nouveau, ça remet en cause pas mal de vieilles coutumes. Je sais que tu es un nouveau monde. Moi je suis un mec lyrique, j'aime bien les envolées. Toi, ton style est nu, minimaliste, sec comme l'air du désert. C'est minéral et il n'y a pas tous ces artifices qui me réconfortent. Ça frappe en pleine gueule comme des bouts d'existence. Ça agit comme une drogue. On ne s'aperçoit qu'un peu après qu'on a eu une vision. Et qu'elle demeure, inébranlable comme un souvenir précieux. C'est somptueux sans en avoir l'air, t'ai-je écrit au début de ma lecture, d'une élégance absolue. Une métaphysique qui se révèle peu à peu, sans maniérisme et sans démonstration. C'est là, sur la page, ça existe comme de l'or pur dans une rivière. A l'état brut.
Et ton lecteur devient le chasseur de tes trésors.
Avec toi, j'ai lu des chapitres qui ressemblent à des rêves dont on se souviendrait au réveil, des tranches de vie qui ressemblent à des flashs. Ce curieux automate nommé l'écrivain qui écrit des livres dans les fêtes foraines. Un homme de lettres en panne d'inspiration, Olivier, le vole. On ne sait trop pourquoi. Il le ramène chez lui. Et quand il l'actionne pour la première fois, se déroule le premier chapitre du grand roman qu'il est incapable d'écrire, retraçant le destin d'un couple (Ole et Léonie) qui traversait le désert dans une caravane, à la cargaison vénéneuse, au XIXème siècle, dans le Maroc de Lyautey. Peu à peu, on s'aperçoit que c'est Eléonore, la compagne d'Olivier, accro aux médocs du labo pharmaceutique où elle travaille, qui en est l'auteure et souffle ses mots à l'écrivain, pendant les blackouts que ses traitements provoquent. Tous sont en quête d'insouciance, de soulagement, d'ailleurs, de légèreté, de joie et d'oubli, par delà tous les désarrois.
On se souvient de tes personnages comme de silhouettes surgies de la brume.
Il y a de la
poésie jusque dans ton résumé. le vertige de l'ivresse que tu t'arranges pour distiller dans le quotidien en si peu de mots. L'économie de moyens pour révéler l'infini du monde. Les temps qui se confondent et les destins parallèles, par-delà les époques… ce curieux androïde qui m'a fait songer à Hugo Cabret ou à Metropolis qui déroule une vision fascinante presque à notre insu… Il te ressemble tellement. Il ressemble tellement à ma perplexité au début de ton roman. Et puis à ma fascination. A ta densité, à ton art de la suggestion, où chaque phrase porte un univers.
D'habitude, il m'en faut beaucoup plus.
D'habitude il faut que je me reconnaisse, que je me raccroche, que je me rattache, que je me retrouve dans les mots des autres.
Et tu m'as totalement pris à contrepied.
Tu m'as fait devenir un autre lecteur, juste pour toi.
Comme un acteur qui découvrirait en lui un registre qu'il ne se connaissait pas.
Parce que c'est beau comme un voyage qu'on n'a pas préparé. A chaque page c'est un paysage que l'on découvre, le regard vierge et débarrassé d'habitudes trop anciennes. J'ai erré avec toi au coeur du mystère de l'écriture. J'ai dit à Lisa, ton éditrice que c'était comme apprendre à lire à nouveau. Que c'était de la
poésie. Que c'était grand. Je crois que je te l'ai écrit aussi. Et c'est vrai. C'est métaphysique. C'est chamanique.
C'est toi et rien que toi.
C'est quelque chose que j'attendais sans le savoir. Comme un renouveau. Comme quelque chose qui fait sursauter et qui peuple le monde de souvenirs qui ne sont pas les siens. Plus je te lis et plus je t'aime. Alors qu'au début, je ne le savais pas, si j'allais y arriver à m'y faire à ce voyage.
Mais tous mes grands départs se sont faits à contrecoeur.
En toi j'ai retrouvé d'anciennes fascinations, l'Afrique de
Rimbaud et de Lawrence d'Arabie que tu portes en toi. Des sourires aussi, des êtres qui sortent du cadre et de la norme.
En toi, j'ai retrouvé ce qui m'a fait écrire mon premier bouquin il y a longtemps, quand j'ai découvert l'Amérique et ses auteurs, ce style sans affèteries, sans coquetteries, au plus près de ce qu'on a à dire et à ressentir. Au plus proche de la sensation.
Ces mots dont je pourrais encore parler des nuits entières.
On triche souvent avec nos émotions pour les faire rentrer dans une phrase.
Pas toi.
Je crois que c'est ça qui a fini par me bouleverser.
Ton intégrité. Ton exigence. Ton intransigeance. Ton plan à la précision d'horloge.
T'es une putain d'écrivain.
Oui... j'ai failli te rater. La faute à une occasion manquée et à un mauvais timing. La faute à des chemins plus tracés, plus faciles. A une autre époque. Au figuratif. Aux beaux paysages. Des trucs qu'on reconnaît. Toi je ne t'ai pas reconnue tout de suite.
Il a fallu m'habituer à tes mots et à ta lumière, à ton ailleurs, à cette nouvelle terre que tu m'as fait découvrir.
Pas très loin de
Faulkner, voisine des poètes et de tous ceux qui m'ont changé la vie.
Et du fond de cette maison où la modernité ne passe pas, de cette parenthèse, c'est toi que j'ai emmenée dans mon bagage.
Comme une évidence.
Comme ce cliché du livre qu'on emporte sur une ile déserte.
Comme une auteure que l'on voudrait lire sans cesse.
Passe un bel été,
Nicolas
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