J'avais fait la connaissance de
la Famille Aubrey il y a quelques années maintenant. Dans l'épisode qui précède
Au coeur de la nuit, et intitulé sobrement
la Famille Aubrey, nous sommes à Londres au tout début du 20e siècle. Lui, un intellectuel brillant, pamphlétaire et provocateur, irrémédiable panier percé qui fait sombrer sa famille chérie dans les dettes et l'opprobre. Elle, ancienne pianiste virtuose, amoureuse éperdue de son mari désespérant, d'une rigueur morale et d'une liberté intérieure folles. Cordélia, l'aînée qui se pique d'être violoniste sans en avoir l'âme. Rose et Mary, les jumelles, dotées du talent musical de leur mère, se destinent à une carrière de concertiste. C'est Rose la narratrice. Et enfin Richard Quin, délicieux enfant, à la beauté angélique, perfection de caractère, de gentillesse et d'originalité tranquille. Autour d'eux une nébuleuse de personnages brisés, anticonformistes guindés dans leurs représentations et leurs dilemmes, aussi cinglés qu'attachants.
Ce premier roman m'avait enchantée. L'intrigue est pourtant noire mais tout y est raconté avec un charme et un humour délicieux. Malgré un démarrage un tout petit peu plus poussif,
Au coeur de la nuit, qui peut se lire de manière indépendante, m'a ravie de même.
Quelques années ont passé, Cordélia est en âge de convoler, les jumelles de préparer sérieusement leur devenir de pianistes professionnelles et Richard Quin de faire ses années de lycée. Depuis le départ du père de famille, les finances sont restaurées et la même clique d'improbables énergumènes satellites pimente de ses emballements la vie quotidienne.
« Trop souvent, écouter la conversation de la tante Lily, c'était comme se retrouver avec une poubelle vidée devant soi, pleine de chansons comiques, de bouffonneries, de pantomimes, de formules accrocheuses qui n'avaient pas le moindre sens, de vitupérations sur sa promptitude à partager sa dernière croûte de pain avec un ami, et à dire le fond de sa pensée en face des gens plutôt que dans leur dos. Mais si l'on abandonnait toute idée de communication directe avec elle, qu'on associait ses paroles à ses actes, laissant le temps en faire une mosaïque, la fresque qui en découlait s'avérait très belle. »
C'est très difficile de parler de ce roman. Si on met l'accent sur la rectitude morale des personnages, on donnera l'impression d'une rigueur victorienne aujourd'hui anachronique. Et on manquera la liberté intérieure avec laquelle Mary, Rose, Richard Quin et leur mère arbitrent ces exigences. Si on s'extasie sur l'humour, le charme qui se dégage de ces pages, on minorera l'importance fondamentale de la musique, la vraie, celle qui vous permet d'exister, le travail infini qu'il faut lui consacrer et les êtres de devoir que sont devenus ceux qui y prétendent. C'est ce mélange entre devoir librement accepté, fantaisie et adversité qui me fascine. Cette manière si discrètement courageuse et légère avec laquelle il s'agit de traverser l'existence. E encore, en écrivant cela, j'oublie le pouvoir ensorcelant de Rosamonde, une cousine dont la beauté placide confinerait à la sottise si elle n'était pas si magnifiquement bonne, généreuse et sans doute davantage rattachée au monde surnaturel qu'à la banale terre des hommes. J'oublie aussi la gentillesse éperdue de Mr
Morpurgo, richissime ami de la famille, aussi laid que malheureux en ménage, collectionneur de toiles de la Renaissance et d'orchidées dont il inonde le modeste intérieur des Aubrey. J'oublie la dimension révolutionnaire, féministe diront ceux qui veulent coller aux engouements du moment, de cette liberté intérieure qu'ont toutes les femmes estimables de ce roman (on ne parlera pas de Cordélia, la pauvre, c'est déjà tellement affligeant pour elle d'être dénuée de sens musical, ce serait cruel et inutile de souligner à quel point elle est irrémédiablement condamnée, à quel point il ne lui reste que l'orgueil et l'égoïsme. Pauvre Cordélia !).
Bien loin d'être préservés de tout mal dans une bonbonnière ouatée et retranchée dans des temps anciens, les membres de
la famille Aubrey font face à une adversité radicale et rien ne semble devoir leur être épargné. Pourtant, leur fantaisie, leur talent artistique et leur intelligence les conduisent naturellement à prendre tout cela sur un tout autre pied que le commun des mortels, fondant ainsi une hiérarchie des catastrophes aussi drôle que rassénérante. Ainsi, les meurtres, les ruines, les bagarres entre ivrognes ou les vols, même les guerres !, seront plus facilement acceptables que la sécheresse de coeur ou le manque de talent. le manque d'humour ou de courage sera bien plus préjudiciable que la pire réprobation sociale. Et rien ne pourra vraiment résister à un thé bien chaud ou au spectacle de tulipes au printemps. Ce roman est un délice !