Au début c'est vrai, j'ai eu un peu de mal.
Du mal à suivre le rythme effréné de
Colson Whitehead et de son étonnante "visite guidée" à travers New-York, cette fourmilière démente qui l'a vu grandir et dont il semble connaître les moindres recoins (même - et surtout ! - les moins clinquants).
Du mal à m'orienter dans ce dédale bouillonnant, du mal à faire le lien entre les personnages et leurs divers trafics.
Du mal enfin à m'acclimater à un style singulier, vif et imagé, où abondent les noms propres, les références aux rues et quartiers de la ville, aux figures notoires des années 1960, ou encore aux différents modèles de canapés Airform, de tables basses Collins-Hathaway et autres luminaires Silver proposés par
Ray Carney dans son magasin d'ameublement.
Au début donc, ça surprend ; on se demande si l'ouvrage qu'on tient dans les mains est l'oeuvre d'un romancier deux fois récompensé du prix Pulitzer, ou bien le dernier catalogue Ikea.
Et puis très vite, on s'y fait !
En quelques chapitres, j'ai levé mes réserves initiales, j'ai accepté de me perdre dans cette ville immense, d'entendre ses râles et son bourdonnement, de voir son coeur pulser, de me laisser guider entre "uptown" et "downtown", d'arpenter de long en large les trottoirs de la 125ème rue et de pousser la porte du fameux magasin de meubles puisque c'est là, dans cette modeste boutique d'allure respectable, que se trame la plupart des affaires louches qui constituent l'essentiel du roman.
En trois temps (1959, 1961, 1964) et autant de grands chapitres, nous assistons en effet à trois coups fumeux impliquant Ray et son cousin Freddie, ainsi qu'à une myriade d'arnaques et d'embrouilles périphériques ourdies tantôt par des petits malfrats, tantôt par de plus gros truands. Sous la plume particulièrement vivante de
Colson Whitehead (qui n'hésite pas à "soulever les rochers pour voir ce qui grouille en dessous"), loin des gratte-ciels emblématiques et des hôtels de luxe, New-York se révèle alors tumultueuse, crasseuse et délabrée, livrée aux junkies et à la corruption, rongée par les inégalités et les discriminations raciales...
Dans ce contexte difficile, rien d'étonnant à ce que même les travailleurs prétendument "honnêtes" tels que notre vendeur de fauteuils se voient un jour ou l'autre tentés par l'appât du gain et les combines douteuses ! Il est Noir peut-être, mais lui aussi veut sa part du rêve américain, lui aussi a une femme, des enfants et des projets de déménagement vers un coin plus tranquille, alors quand son cousin Freddie, canaille notoire avec qui il faisait jadis les quatre cent coups, lui propose d'arrondir ses fins de mois ou le supplie de le tirer d'un ènième mauvais pas, le bon père de famille franchit le Rubicon...
C'est le début d'une trépidante cascade de mésaventures que j'ai pris grand plaisir à suivre !
À la suite de Ray, personnage complexe et ambigu, j'ai découvert le Harlem de l'ombre et pénétré l'envers du décor. Comme dans une salle des machines secrète, ceux qui détiennent le pouvoir y "actionnent leurs leviers et leurs pédales", tandis que les autres s'exécutent, complotent ou s'affairent à d'obscures tractations, et à l'image de nos deux larrons, chacun y va de son petit ou de son gros trafic ("aux quatre coins de la ville, des gens comme eux, une armée entière de conspirateurs et de génies nocturnes, affinaient leurs magouilles. Ils étaient des milliers et des milliers à trimer et à intriguer dans des appartements, des meublés et des bouis-bouis ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, attendant le jour où ils mettraient enfin leurs plans à exécution").
Tout ça est proprement jubilatoire !
De plus, comme toujours dans l'oeuvre de Whitehead, la question des inégalités sociales n'est jamais bien loin, et l'auteur ne manque pas d'inscrire son roman dans un contexte historique bien documenté, en plein coeur du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. La mort du jeune Noir James Powell, abattu en pleine rue en juillet 1964 par un policier en civil, et les émeutes qui par la suite ont embrasée New-York, sont ainsi parfaitement décrites et confèrent au texte une force supplémentaire.
Inarrêtable dès qu'il s'agit de croquer dans la Big Apple, de décrire ses façades et ses rues, sa topographie, ses commerces et ses métros, ses boîtes de jazz et ses rades miteux,
Colson Whitehead a su une fois encore se renouveler.
Après un démarrage un peu délicat, je n'ai finalement eu aucun mal à me laisser embarquer dans ce récit dense et foisonnant, dont j'ai achevé la lecture à regret ... avant d'apprendre que l'auteur n'en avait pas fini avec son "travail d'archéologie du quartier de Harlem" et que son roman s'inscrivait dans une trilogie dont le second tome devrait paraître sous peu !
Hourra !