La résistance lorsqu'il n'y a plus d'espoir. Dans le totalitarisme poussé à l‘extrême. Un cri pour garder dignité même dans l'horreur absolue.
Quel livre…Je me suis basée uniquement sur une critique, celle de @Kirzy, 5 étoiles et coup de coeur pour elle, avant de me lancer moi aussi dans ce livre avec curiosité. Une plongée dans un roman post-apocalyptique féministe, militant, rebelle, et d'une beauté noire et baroque. Seulement ensuite j'ai vu combien les critiques étaient très partagées, voire franchement négatives. Je fais partie de celles et ceux qui l'ont profondément aimé mais je comprends que la grande singularité de ce récit puisse déplaire.
Je ne l'ai pas seulement aimé, je suis bluffée par l'intensité de son message, par la beauté de ses images. L'écriture de
Lidia Yuknavitch est étourdissante, c'est une plume sensorielle et sensuelle qui m'a fait vibrer. Je me suis même mise à le lire en pleine nuit, des heures durant, la nuit étant si adaptée à cette lecture dans laquelle les figures de Jeanne d'Arc et de Christine de Pizan, poétesse contemporaine de Jeanne d'Arc qui a écrit sur Jeanne d'Arc de son vivant, sont revisitées. Jeanne, dans ce monde dévastée, est une sorte de messie qui seule a pu voir ce qui allait arriver à la Terre et, seule peut la sauver. Une sauveuse tellurique, animiste, Jeanne la Terreuse. Christine va raconter son histoire au moyens de griphes, des sortes de fines scarifications, sur sa peau, sur tout son corps.
Nous sommes en 2049, la Terre dans l'espace n'est qu'une vague tâche au ton sépia. La vie est devenue quasi inexistante suite au géocataclysme. Quelques milliers de personnes qui en ont eu les moyens, se sont réfugiés dans le ciel, ou plutôt le CIEL, cet endroit dirigé par le dictateur Jean le Men, assemblage de vieilles stations spatiales reliées à la Terre par des cordons ombilicaux invisibles qui aspirent ses dernières ressources.
Les bouleversements de la couche d'ozone, de l'atmosphère et des champs magnétiques ont causé des bouleversements morphologiques. Les femmes et les hommes, au CIEL, sont devenus des êtres aux organes génitaux atrophiés donc stériles, blancs sans plus aucun pigment, sans cheveux. Une désévolution alors que, du cou aux tempes en passant par les oreilles et les yeux, leur tête est couvert de ports de données, implants nanotechnologiques. Les relations sexuelles, même simulées, sont des crimes, tout comme l'érotisme, la luxure. Il n'est pas autorisé d'y vivre au-delà de 50 ans, les gens deviennent alors des fardeaux dans ce petit monde où tout est rationné. de plus, à leur mort, leur carcasse est recyclée pour en extraire le liquide. Cinquante litre à partir d'un cadavre frais ce qui correspond à une ration de survie de vingt jours. Dans ce monde terrifiant, les rebelles ne peuvent faire qu'une chose : brûler leurs peaux de textes subversifs, résistants. Christine a 49 ans et souhaite, durant cette dernière année de vie, terminer son oeuvre, imprimer sur son corps l'épopée du mythe de Jeanne la Terreuse. Cette dernière griphe sera son chef d'oeuvre, celui de LA rebelle, LA résistance au régime de Jean le Men. D'autant plus que Jeanne est morte sur le bûcher, du moins le croit-on…
« L'extinction des organes génitaux. Notre corps n'était plus capable d'exprimer nos désirs les plus primaires, ni nos projets d'avenir les plus nobles. Dans notre désespoir, dans notre déni, nous nous sommes tournés vers notre seul espoir de salut, la technologie, et vers ceux qui en connaissaient les ficelles. Et une fois que nous étions tous lassés de la télévision et du cinéma, une fois que les réseaux sociaux ne pouvaient plus satisfaire notre appétit, une fois que les hologrammes, les réalités virtuelles, les drogues et les états de conscience de plus en plus hallucinés ne nous faisaient plus d'effet, l'un ou l'une d'entre nous a baissé les yeux de désespoir et remarqué la peau flasque de son bras. Une nouvelle frontière à explorer (…) La peau. Un nouveau papier. Un nouveau tissu. Un nouvel écran ».
Quant au dictateur Jean de Men, c'est un bonimenteur devenu célébrité puis milliardaire et enfin fasciste assoiffé de pouvoir. « Quand les Guerres ont éclaté, sa conversion en chef militaire sadique n'a surpris personne ». Un curieux mélange de dictateur militaire et de charlatan spirituel. Un imposteur belliqueux.
« Comme nous sommes idiots de croire en notre capacité à évoluer ! Une fois de plus, nous nous sommes pâmés devant un gadget qui a fini par nous dévorer. Ce que nous créons, nous le consommons, puis nous le devenons. Les choses ont toujours été ainsi ».
L'oeuvre de Christine comme un acte de résistance permet de rejeter les enseignements de ce faux messie. le but de Christine est de graver sur son corps, en marques de brulures, le récit de Jeanne non pour le mythifier mais justement pour offrir une résistance radicale à cette tentation. Pour rechercher une vérité supérieure et rejeter tout messie, pour « revendiquer notre humanité pour ce qu'elle est, et rien de plus : une énergie parmi tant d'autres, qui émerge, vit, meurt, puis prend une nouvelle forme ».
Le final est somptueux. Je ressors de cette lecture profondément chamboulée. En tant que femme, en tant qu'amoureuse, en tant qu'humaine. Chapeau bas
Lidia Yuknavitch pour ce livre singulier, unique, rare ! Quelques larmes salées ont brouillé ma vue quelques secondes seulement. « Pas plus longtemps, à l'échelle du cosmos, que l'humanité n'avait vécu sur Terre ».