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Le joueur d'échecs" est un court et brillant récit où, en une centaine de pages,
Stefan Zweig plonge le lecteur dans le monde froid et calculateur d'une partie d'échecs tout en l'attirant dans les profondeurs des émotions et de la psychologique humaine.
Au début des années 40, le narrateur du récit, un Autrichien en partance pour l'Argentine, se retrouve à bord d'un paquebot avec deux personnes fascinantes : le champion mondial des échecs, Mirko Czentovic, et un compatriote nommé monsieur B qui a appris à jouer aux échecs alors qu'il était prisonnier de la Gestapo à Vienne. Dans le récit principal se déroulant sur le paquebot viendront s'intercaler les histoires de ces deux personnages, essentielles pour la compréhension du récit principal.
Intelligent et fin psychologue, le narrateur s'intéresse aux personnes monomaniaques comme Czentovic et cherche à mieux les comprendre. Écrit à l'époque de l'Allemagne nazie,
Stefan Sweig établit évidemment un lien entre Czentovic et Hitler, l'un des plus grands monomaniaques de l'Histoire, si ce n'est le plus grand, et les parallèles entre les deux hommes abondent. le récit qui m'a fait frissonner d'horreur déroule d'ailleurs une sordide allégorie de l'Allemagne nazie où les vies humaines ne sont que des pièces de bois à déplacer et à sacrifier dans les mains du Führer.
Dans une première mise en abyme du récit, nous découvrons le passé de Czentovic, jeune homme apathique et sans éducation qui développe miraculeusement une intelligence vive pour les échecs. Il est décrit comme un adversaire antipathique, un homme riche et suffisant qui considère tous ceux qui l'entourent comme « d'inertes pièces de bois. » À bord du paquebot, le narrateur et d'autres passagers organisent une partie d'échecs avec le grand maître, lui contre tous, dans laquelle il les écrase sans cacher son arrogance d'être supérieur.
C'est là qu'entre en scène monsieur B, un homme immédiatement sympathique, timide et nerveux, doté d'une intelligence de jeu exceptionnelle. Il intervient dans une deuxième confrontation, forçant Czentovic à une partie nulle. Commence alors une seconde mise en abyme du récit dans laquelle le lecteur découvre l'histoire de monsieur B et les horreurs de son passé. Elle permet de comprendre comment ses talents de joueur se sont développés alors qu'il était prisonnier de la Gestapo à Vienne quelques années auparavant. le récit de son internement est glaçant, dévoilant les méthodes inhumaines des nazis, les souffrances qu'il endure, la solitude exaspérante de sa détention, le déchirement de son âme vers la folie.
Stefan Zweig qui a quitté son Autriche natale pour fuir les nazis propose au lecteur d'être le témoin de la déshumanisation de la répugnante machine nazie. Au travers de la terrible allégorie présentée dans le roman, Sweig décrit une Allemagne dirigée par une main inhumaine et obstinée, froide et calculatrice dans tous ses coups, face à un esprit artistique qui, atteint d'une sorte de schizophrénie, devient fou dans la solitude. La créativité est piétinée par une puissance sinistre qui marche en quête de victoire, sans se soucier des innombrables sacrifices humains pour y parvenir.
Zweig fait preuve d'une grande maîtrise de son écriture. Malgré la gravité du sujet, la lecture de ce court roman est agréable et sans effort, comme si elle présentait un récit réjouissant et humoristique. J'ai adoré l'expression « dilettantes à la courte vue » pour qualifier le narrateur et ses compagnons de jeu. L'écriture fluide est parvenue à m'emporter par sa simplicité, même si elle traîne derrière elle un lourd fardeau.
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Le joueur d'échecs" est une brillante pièce de littérature qui, malgré sa petite taille, n'est pas à prendre à la légère, car le récit explore les tréfonds de
l'âme humaine, sa beauté et sa laideur.
Stefan Zweig est maître dans l'art d'exposer des idées profondes et puissantes dans un format court et condensé.
Passionnant.