Ecrit en exil, au Brésil, peu de temps avant la mort de son auteur par suicide, cet ouvrage n'a rien d'un testament littéraire, non c'est avant tout la re-création du monde d'avant de
Stefan Zweig.
Un monde perdu, fantasmé, sans doute magnifié, voire transfiguré, par le filtre des souvenirs du narrateur, celui de la fin du 19è et du début du 20è siècle. La douce vie dans la Vienne impériale. le monde de tous les espoirs, un monde où la jeunesse commençait à se sentir exister en dehors des carcans imposés au 19è siècle .... c'est celui de
Stefan Zweig, le monde de sa jeunesse, plein d'enthousiasme, joyeux des promesses que le début de l'industrialisation laissait espérer..... le téléphone, le cinéma, l'automobile, et au delà l'espoir d'une vie plus facile dans un monde si nouveau que les esprits novateurs se prenaient à rêver en inventant de nouvelles formes d'expression littéraires, picturales, architecturales ...
Bien sûr ces jeunes gens n'étaient pas dénués d'arrogance intellectuelle, mais ils portaient en eux une telle fièvre de nouveauté, tant de certitude de vie meilleure ...
C'est ce monde là, embelli par le souvenir de folles illusions, que
Stefan Zweig fait revivre pour nous, lecteurs d'aujourd'hui. Et il le fait avec une telle ardeur, un style exaltant, un tel talent de conteur se situant bien au delà de la norme habituelle que le lecteur a l'impression que ce passé redevient tout à coup présent par la magie d'un verbe inspiré.
Alors, tout à coup on fréquente avec émotion ...
Hugo von Hoffmannsthal,
Rainer Maria Rilke,
Emile Verhaeren,
Romain Rolland,
Auguste Rodin,
Sigmund Freud, Richard Strauss ..... et bien d'autres, toutes sommités intellectuelles et artistiques, que
Stefan Zweig a pu côtoyer, dont il s'est fait des amis et qu'il fait revivre par le biais de portraits précis, ardents, saisissant de réalisme, transcrivant avec amour et respect ce qu'il pressent du tempérament de chacun. A ce titre, la rencontre avec
Auguste Rodin, et la visite de l'atelier du Maître donne à lire et à vivre la fascinante expérience de l'homme en pleine concentration créatrice, lorsque Rodin apporte par petites touches et retouches une amélioration à l'oeuvre en cours, laissant
Stefan Zweig pantois et muet de saisissement et d'admiration.
Par ailleurs, l'intelligence aiguë de l'auteur, dénué d'esprit politique mais animé d'un vibrant sens critique, lui permet aussi de décrypter impitoyablement son époque. Il en délivre une analyse précise, incisive, non seulement de celle de sa jeunesse, mais aussi de celle de la première guerre mondiale et surtout de l'après-guerre, d'abord emplie d'espoir mais peu à peu entachée par l'inexorable montée des nationalismes, surtout après la crise financière de 1929. Alors il développe une puissante et terrifiante étude de la montée de l'hitlérisme en Allemagne, puis en Autriche, développant les minuscules mais inexorables avancées de la marche forcée vers le cataclysme mondial .
Stefan Zweig, dont la fibre européenne ne supporte pas les nationalismes étroits prônant le repli sur soi-même, ressent très rapidement quelle horreur peut naître de la situation européenne à l'avènement d'Hitler, se sent dans l'obligation de fuir son Autriche natale et devient donc apatride et sans espoir, tant la destruction du monde qu'il a connu lui paraît sans remède.
Vous l'aurez compris, cet ouvrage est un incomparable témoignage de la première partie du 20è siècle. Remarquablement rédigé, il offre une vision, certes limitée par le regard d'un unique individu, mais également transcendée par l'intelligence visionnaire de son auteur.
Modestement,
Stefan Zweig ne met jamais sa personne en avant, en dehors de quelques souvenirs d'enfance et d'adolescence, ne nous dit pratiquement rien de son oeuvre, mais la lecture de cet ouvrage ne peut qu'inciter le lecteur à la découvrir, tant ces "Souvenirs d'un européen" éclatent de talent.