AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Pierre Darkanian : Beckett croise Rabelais en entreprise
Interview : Pierre Darkanian à propos du Rapport chinois

 

Article publié le 12/10/2021 par Nicolas Hecht

 

« Il y avait dans ce rapport toute l’absurde complexité du monde, toute l’inanité de la condition humaine. » Le « rapport chinois » qui donne son titre à ce livre paru chez Anne Carrière fin août, c’est un peu le Necronomicon des cabinets de conseils, une somme maudite de 1084 pages à la fois vide et labyrinthique composée par un personnage d’une mauvaise foi confondante : Tugdual Laugier. Ce « rapport » sur les possibilités de déploiement des activités économiques chinoises en France sera la cause de nombreux déboires pour l’auteur et les autres personnages, et l’occasion pour Pierre Darkanian de revenir sur une crise dont on ne parle plus beaucoup : celle des subprimes. Un premier roman pour évoquer aussi l’absurdité de certains métiers, l’importance que l’on se donne, le culte de la performance en entreprise et le règne de l’argent. Ne sortez pas les mouchoirs pour autant : on rit surtout beaucoup à la lecture du Rapport chinois. Son auteur nous en dit plus dans cette interview.

 


Photo de l'auteur © Céline Nieszawer

 

Ce livre est votre premier roman : pouvez-vous nous dire quelques mots de sa genèse et de votre pratique de l’écriture ?

J’écris depuis que je n’y suis plus obligé, c’est-à-dire depuis la fin du lycée : des comptes-rendus de matches de foot avec mes amis, quelques chefs-d’œuvre délaissés au stade de l’incipit, un premier roman fleuve et raté, quelques embryons de nouvelles. Et puis, je me suis mis à la rédaction du manuscrit de ce qui deviendrait Le Rapport chinois, entre 2015 et 2017. Parmi la vingtaine de maisons d’édition auxquelles je l’ai envoyé, peu m’ont répondu, et une seule éditrice indépendante s’est montrée tout de suite enthousiaste, Élisabeth Samama, qui me l’a fait retravailler. Les maisons auxquelles elle a présenté mon manuscrit en 2018 n’étaient toutefois pas intéressées. J’avais donc abandonné l’idée de le publier jusqu’à ce qu’Élisabeth me rappelle un an et demi plus tard, à la fin du premier confinement, convaincue qu’il fallait retenter notre chance au sortir de cet épisode inédit. La semaine suivante, Stephen Carrière souhaitait le publier pour la rentrée littéraire 2021 et m’a conseillé quelques finalisations.


Cela reste relativement rare d’avoir affaire à un narrateur aussi détestable : archétype de la fatuité, persuadé de sa grandeur et pourtant assez minable, Tugdual Laugier a tout pour paraître détestable aux yeux du lecteur. Comment avez-vous travaillé ce personnage pour qu’on ait tout de même envie de suivre ses aventures ? Ce Tugdual, vous avez pu en croiser une (plusieurs) incarnation(s) au cours de votre vie professionnelle ? 

Avant de railler les autres, le plus sûr moyen d’écrire sur la médiocrité humaine est de se plonger en soi-même. Nous avons tous au fond de nous un peu de Tugdual Laugier, et c’est sans doute pour cela qu’on s’y attache malgré tous ses défauts. Ensuite, il y a forcément quelques inspirations issues de la vie professionnelle, qui évoqueront sans doute aux lecteurs des visages familiers, mais aussi de mon entourage. Paradoxalement, certains de mes odieux personnages sont des extrapolations composites de gens (très drôles) que j’apprécie infiniment et que je mêle à des figures issues de la littérature ou du cinéma. Mais rapidement, ils se déconnectent de leurs lointaines sources d’inspiration et évoluent un peu à leur gré, au fur et à mesure que j’avance.


Pendant ses trois premières années au cabinet de conseil Michard et Associés, Tugdual Laugier ne remplit absolument aucune mission et cherche avant tout à passer le temps. Est-ce une illustration des fameux bullshit jobs théorisés par David Graeber (décédé récemment) ?

En partie oui, bien sûr, mais Tugdual est surtout l’illustration de ce que crée fatalement toute entreprise ou société humaine dès lors qu’elle dépasse une certaine taille, ou un certain niveau de complexité, en particulier celles qui déconnectent la valeur sociale de son utilité. Mais même les associations humanitaires sont loin d’être hermétiques aux Tugdual Laugier. Finalement, nous passons plus de temps empêtrés dans nos petites nullités quotidiennes qu’emportés par nos élans sublimes. C’est mon cas, du moins.


Le rapport chinois qui donne son titre au livre est une mission confiée à Tugdual par son supérieur Bertrand Relot, visant à accentuer le développement de l’économie chinoise dans les commerces typiquement français. Pour ce premier, c’est l’œuvre d’une vie. Mais pour d’autres, ce rapport de 1084 pages est un cauchemar de vacuité, une sorte de Necronomicon de l’économie qui va bouleverser plusieurs vies. De quoi ce rapport est-il le symbole pour vous ?

De beaucoup de choses, toutes plus ou moins liées entre elles : du vide qui compose nos atomes, de l’absurdité qui en découle nécessairement pour la condition humaine, du paradoxe de l’homme moderne - boulimique de l’information, rachitique du savoir. Ce qui n’est pas incompatible avec l’œuvre d’une vie.

 




Vous situez l’action entre 2005 et 2010, au moment de la crise des subprimes. On sent bien qu’au-delà de l’humour très présent, de l’absurdité des situations, vous dénoncez une autre forme d’absurdité : la conduite du monde des affaires, l’impunité de la finance, la légalité des paradis fiscaux… et le culte de l’argent dans lequel nos sociétés baignent. Cette dimension politique était-elle présente dès les premiers pas de ce projet ? Pourquoi avoir choisi d’en rire ?

Je voulais que le grotesque de mes personnages submerge le sérieux des affaires et que les copiés-collés de Wikipédia et les concepts creux de la finance, auxquels je ne comprends pas grand-chose, s’entrelacent dans un même tourbillon d’absurdité.


Le livre navigue entre la satire et le roman policier, voire même le fantastique dans les dernières pages, et surprend parfois dans ses développements (sans trop en dire) : aviez-vous un schéma bien clair en tête au moment d’entamer l’écriture ou est-ce que vous vous laissez porter jusqu’à une fin plus « organique » voire improvisée ?

J’avais en tête la trame d’un homme qui serait grassement payé à ne rien faire et qui, du fait de son salaire, ne douterait jamais de son importance. Mais on peut avoir les meilleures idées en tête, on se retrouve contraint par son écriture qui, seule, se fige sur la page et ne suit pas forcément le même cheminement que la pensée. La tonalité ou le rythme, tout cela s’agence un peu au fil de la plume - et des lectures aussi. Et je ne suis pas persuadé qu’un roman doive nécessairement se cantonner dans un « genre ».


Votre éditeur Anne Carrière cite La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole pour présenter votre roman. Est-ce une influence assumée de votre côté ? On pense aussi à des auteurs comme Samuel Beckett, Thomas Pynchon ou un Jean-Philippe Toussaint devenu rabelaisien en vous lisant…

J’adore Ignatius Reilly de la Conjuration des imbéciles bien sûr, mais le personnage littéraire qui m’a le plus inspiré pour Tugdual est Adrien Deume dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen qui peut attendre deux cents pages un invité qui ne viendra pas. Sinon, en plus des classiques comme Rabelais ou Flaubert, beaucoup de lectures m’ont marqué, sans savoir si elles m’influencent réellement : l’éructation sublime du Jérôme de Jean-Pierre Martinet, du Buveur d’Hans Fallada, ou du désespéré Caïn Marchenoir de Léon Bloy ; L’Homme sans qualités de Musil et ses milliers de pages de vide ; Kafka, Beckett mais surtout Ismaël Kadaré pour l’absurdité, notamment administrative ; Joyce Carol Oates et David Foster Wallace et leur teinte vaguement fantastique. Mais je suis aussi un adepte de Zadie Smith, Goliarda Sapienza, Karl Ove Knausgard et quelques millions d’autres. Et sans être un grand cinéphile, j’ai toujours en tête des figures de bouffons comme le Dude et Walter Sobchak, mon duo fétiche du Big Lebowski des frères Coen, mais aussi de Funès, François Pignon et François l’Embrouille.  


Votre livre paraît lors de la rentrée littéraire de l’automne 2021. Allez-vous lire certains romans à paraître en même temps que le vôtre ?

J’en ai déjà lu beaucoup, notamment Le Voyant d’Étampes d’Abel Quentin, impressionnant d’intelligence et de justesse sur un sujet ô combien délicat, et je compte en lire encore beaucoup d’autres. 



Pierre Darkanian à propos de ses lectures


Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?

Les premiers « vrais » livres que m’a offerts ma mère : Le Club des cinq d’Enid Blyton, et surtout ceux de Roald Dahl. 


Quel est le livre que vous auriez rêvé d'écrire ?

Jérusalem, d’Alan Moore, qui s’est d’ailleurs senti comme une « Enid Blyton sous acide » en l’écrivant. La cathédrale gothique de la littérature moderne.


Quelle est votre première grande découverte littéraire ?

La Cicatrice, de Bruce Lowery. J’en avais pleuré quand j’étais petit. 


Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?

Je relirai dès que j’aurai tout lu.


Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?

Ulysse de James Joyce. Ça viendra.


Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?

Je vous en donnerai même deux : Mon oncle Napoléon d’Iradj Pezechkzad, roman iranien à mourir de rire (pour qui aime le comique de répétition en tout cas…), et Le Mirliflore, de Victor Blanc, sorti en mars 2021, que m’a fait découvrir ma libraire, et qui est une merveille de drôlerie et de poésie exaltée. 


Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?

J’aurais aimé vous parler avec passion d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry mais, si je suis honnête, je dois bien reconnaitre que je n’ai rien compris. Je retenterai dans quelques années.


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?

« Je préfèrerais ne pas », l’antienne de Bartleby, d’Herman Melville, à chaque fois que son patron lui suggère de travailler. Jean-Pierre Martinet avait la même, ce qui ne lui a pas forcément réussi.


Et en ce moment que lisez-vous ?

24 fois la vérité, de Raphaël Meltz.

 

 

Découvrez Le Rapport chinois de Pierre Darkanian publié aux éditions Anne Carrière

Commenter  J’apprécie          13

{* *}