Salon du Polar "Les Grands Espaces"
Ici, celui qui décide de tout n'est pas de l'espèce humaine; celles qui ont droit de vie et de mort, ce sont les saisons et la montagne, les premières sont immuables, l'autre est imprévisible.
Il se dit que la vie des humains devrait être rythmée par ces deux événements fondamentaux que sont l'aurore et le crépuscule.
Nous partagions beaucoup de choses de valeur, des secrets, des pans entiers de nos premières années, des rêves et des soucis, mais je me demande si ce que nous partagions de plus précieux n'était pas le silence. Être juste là, ensemble. Savoir que les autres sont à côté, qu'ils respirent le même air, sont effleurés par la même brise sous un soleil commun, et qu'ils sont justement à cet endroit parce qu'on s'y trouve, et ne rien dire de plus.
Je suis d'un endroit où une promesse est un serment.
J'avais l'impression de sentir battre le cœur du Puy perdu, je crois que nous le sentions tous. La quiétude, c'est le mot qui convient pour décrire ce moment détaché du monde. C'est à cet instant que je compris qu'il n'y avait pas que la géographie terrestre, qu'il existait aussi un territoire mental, bien plus étendu, peut-être infini. Et un autre territoire constitué de sentiments, ceux que nous vivions à ce moment-là ; ça, ça existait vraiment, mon cœur en battait d'une façon étrange, plus forte mais plus lente. Enfin, j'avais découvert, par extension, grâce à un formidable instant de clairvoyance, un territoire des souvenirs, qui vient à nous plus que nous allons à lui.
C'est une chose que j'avais remarquée très jeune. Quel que soit le sujet, il y avait toujours quelqu'un pour se prononcer avec un aplomb qui forçait le respect. Tous les mystères du monde trouvaient leur résolution dans le bourg. Nous avions une équipe de savants qui se cachaient sous des déguisements de paysan, de maçon, de boulanger, d'employé aux salaisons ou à la scierie, à la maison de retraite, même à la mairie ou la gendarmerie. C'était souvent un banal client de troquet qui détenait la solution, accoudé au comptoir en formica, il lisait dans le blanc limé ou interprétait la forme des glaçons qui flottaient dans son Ricard. On sous-estime trop le pouvoir de divination des piliers de bar, des beaufs en survêt, des mégères à bigoudis parfumées à l'eau bénite, ce sont des puits de science qui nous font l'honneur de nous instruire.
Notre village était comme tous les autres, il recelait sa poignée de prix Nobel en puissance, de beaux parleurs qui compensaient leur manque d'instruction ou d'intelligence – voire les deux – par une faconde et une conviction qui laissaient sans voix.
Il avait l'air d'être parti très loin, dans le passé et en lui-même, il n'y a pas de plus vaste territoire que celui que nous portons en nous.
La sidération recouvre la place. Il n’y a soudain plus un son, à l’exception du tracteur dont le moteur continue de tourner en tremblant de toute sa structure. Personne ne bouge, tout le monde espère que c’est un cauchemar et qu’il en verra bientôt le bout. Repliés dans le bar, derrière les bouleaux, retirés dans les venelles, les assaillants déchantent. Il ne s’agit plus de hurler avec la meute et de se défouler sur un individu seul et sans arme, il est question de se battre avec deux gendarmes bien armés et déterminés, qui rendent les coups. Nadia, collée au mur qui jouxte la fenêtre, observe l’extérieur tout en plaquant sur son gilet ses mains qui tremblent atrocement. Ce qu’elle vient de voir est de l’ordre de la guerre, la scène repasse en boucle dans sa tête. Elle sait, d’une manière immanente, qu’elle est déjà stockée dans un coffre de sa mémoire et qu’il sera impossible de l’en déloger, qu’elle viendra la hanter à n’importe quel moment de sa vie.
Le ciel se consumait sur notre gauche, des chapelets de petits nuages se suivaient en une procession lente, le chant des oiseaux prenait de l'ampleur pour accompagner la chute du soleil. Les insectes bourdonnaient avec audace, des nuées de moucherons stationnaient à un mètre au-dessus du bitume et nous aimions les traverser en fermant les yeux et la bouche. Comme chaque soir d'été, le monde refluait dans sa tiédeur, la tonitruance se mettait en veilleuse pour nous laisser savourer les sons du crépuscule qui s'annonçait, ces bruits de rien qui donnaient à eux seuls l'envie de revivre une autre journée sur terre.
Au bout du compte, nos souvenirs de gamins sont les choses les plus importantes que nous possédons – je n'ai pas dit « les plus belles ». Qu'ils soient heureux ou non, nous nous construisons avec, même si pour certains, cela s'apparente plus à un besoin de se construire sans.