Mêler contes et enquête policière, j’ai déjà tenté l’expérience avec Contes Barbares de l’écossais Craig Russell. Et le mélange des genres m’avait plutôt plu. Le titre La mort d’une sirène mêle lui aussi ces deux univers et Danemark oblige, il était presque inévitable de revisiter le mythe de La petite sirène. Mais il s’agit plus d’en détourner le titre, sous un angle assez ténébreux il est vrai, que de l’histoire par elle-même. Les contes ne jouent pas de rôle particulier ici, les trois auteurs danois, Thomas Rydahl et les deux écrivains qui se cachent sous le pseudonyme de A.J. Kazinski, Anders Ronnow Klarlund et Jacob Weinreich, ont préféré mettre au centre du roman l’histoire et la personnalité de Christian Andersen comme homme de lettres. En revanche c’est la première fois que j’ai lu un roman composé à six mains, ce qui ma foi ne change absolument rien
À vrai dire, ce roman n’a rien d’un conte pour enfants, c’est plutôt le contraire, le conte de fée est tué, souillé, tâché par le sang de cette sinistre réalité, avili par les princesses qui deviennent des prostituées, les princes des individus sinistres qui ne souhaitent pas brider leurs pulsions sexuelles, définitivement profané. Aucune allégorie ici, la sirène a perdu sa queue de poisson et bien plus encore. Les scènes de torture d’animaux je crois peuvent faire tourner la tête de plus d’un d’entre nous. À bien des égards, ce roman me rappelle 1793 de Niklas Natt och Dag: les mêmes bas-fonds avilissants, la même mise en avant du pire de l’homme. Il faut quelques fois avoir le cœur (et l’estomac) bien accrochés pour passer outre la répugnance que nous inspire l’horreur des scènes décrites. Noirceur et putréfaction sont au rendez-vous, Copenhague devient l’antichambre des enfers qui réunit tous les cercles de Dante en un seul. Tout est sale et corrompu, les plumes des auteurs danois n’ont décidé de n’épargner personne, pas même ce qui peut être de plus sacré, les enfants. Il est de ces textes qui rappellent que l’exécution des prisonniers est l’arme de quelques barbares, quelle que soit sa méthode.
La seule lueur, que dis-je, l’étincelle d’espoir qui brûle encore dans ce monde c’est l’imagination d’Andersen. Certes, ses auteurs ne sont pas plus tendres envers lui qu’avec reste de cette procession d’individus presque déshumanisés, et de ce lot d’absurdités quotidiennes. C’est un roman d’une noirceur absolue de la première à la dernière page, les meurtres ne sont que l’une des manifestations de cette noirceur crasse dont le trio danois ont tapissé leur récit. C’est un parti pris qui ne peut pas plaire, quant à moi, j’ai trouvé cela très cohérent de souligner la turpitude de la vie de cette population qui se débat continuellement pour gagner à peine de quoi tenir jusqu’au lendemain. Ils mettent en évidence comment la majeure partie de la population est sacrifiée pour qu’une faible partie d’entre elle puisse jouir, se gaver et se repaitre jusqu’à la nausée. Entre rue pleines d’excréments, de la prostitution avec des hommes vicieux et crasseux jusqu’à la moelle, à l’évidence les tavernes et l’alcool sont obligeamment mis à dispositions pour permettre à ces gens d’être davantage pressés. Jusqu’à la lie.
L’intrigue est assez bien ficelée, à six mains on en attendait pas moins, et inclut un Hans Christian Andersen, encore peu connu, qui se cherche, aux balbutiements de son art. Le suspens est bien entretenu, j’ai eu peine à voir ce qui pouvait motiver l’assassin, il faut dire que les auteurs ne nous révèlent que très peu d’éléments. Et j’admets bien volontiers que les motivations sont assez inattendues.
Comme je le précisais plus haut, la figure d’Andersen est vraiment ce qui donne de l’intérêt au roman: le lecteur assiste à la genèse d’un auteur, et d’un genre littéraire entièrement nouveau, le conte, qui finira par lui attirer la célébrité et la reconnaissance littéraire à laquelle il aspire. C’est un homme de lettres qui cherche sa voie, à coups de désillusions, déceptions, humiliations et incessantes remises en question. Les trois auteurs se sont appuyés sur sa biographie pour modeler un personnage assez fidèle à ce qu’il était. Auteur de pièces de théâtre et de drames, qui n’ont jamais vraiment connu le succès, notre conteur a exercé son talent dans le découpage de silhouettes en papier, ce qui est d’ailleurs le point de départ de notre intrigue. Au-delà même du fait de découvrir la personnalité, les facettes de notre auteur de contes, on assiste à l’évolution d’un auteur qui découvre l’inspiration, à travers ses péripéties, qui donne naissance à un nouveau genre littéraire. Même si cette trame narrative est totalement fictive, tout comme les faits à l’origine de l’inspiration d’Andersen, il n’empêche qu’elle donne cette touche de magie qui aurait manqué au livre: depuis le début, on se doute que le conte La petite fille aux allumettes naitra de ses aventures.
Seules quelques longueurs viennent alourdir l’ensemble, un peu de concision n’aurait pas été un mal d’autant que les atermoiements incessants d’Andersen deviennent un peu lassant. Quoi qu’il en soit, ce dénouement absolument glaçant laisse place au pouvoir créatif du conteur qu’il est devenu. Andersen a réussi à se transformer, à muter l’homme moqué et humilié qu’il était en écrivain respecté de contes. D’autres n’auront pas la chance de pouvoir vivre librement selon leurs désirs. D’autres encore meurent par la folie de certains dépassés par cette sensation d’emprisonnement qui les oppressent. La libération d’Andersen n’est passée que par le prix du sacrifice d’autres âmes, chèrement acquise.
La mort de la Sirène est à la fois un effroyable témoignage de destins scellés et condamnés avant même qu’ils ne soient nés, de la difficulté à l’individu à exister, à pouvoir changer, l’intransigeance d’un monde impitoyable et de la naissance créative d’Andersen, fictive certes, qui sort tout droit de l’imagination de cette équipe d’écrivains, Aucune pitié pour les uns plus que pour les autres, le jugement est sans retour, on ne se sort pas de sa condition. Voilà une histoire aussi terrible que passionnante.
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