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Citations de Alaa El Aswany (405)


Chez Nous est une expression française qui veut dire “à la maison”. Le
local se trouve quelques marches au-dessous du niveau de la rue. La
lumière y est tamisée, même pendant les heures du jour, grâce à d’épais
rideaux. Le grand comptoir à gauche, les tables rangées comme des bancs
en bois massif, recouvertes de vernis de couleur sombre, les lampes
anciennes de style viennois, les objets d’art en bois sculpté et en bronze
accrochés au mur, l’écriture latine des nappes en papier, les grandes chopes
de bière, tout cela donne au bar Chez Nous l’apparence d’un pub anglais.
L’été, dès que l’on pénètre dans le bar Chez Nous, en laissant derrière soi
la rue Soliman-Pacha, avec son vacarme, sa chaleur, sa bousculade et que
l’on s’assied pour siroter une bière glacée au milieu du silence, de la
fraîcheur d’un air conditionné puissant et d’une reposante lumière tamisée,
on ressent d’une certaine façon que l’on a trouvé un refuge contre la vie
quotidienne. C’est ce sentiment particulier qui caractérise le mieux le bar
Chez Nous, foncièrement connu comme un lieu de rencontre pour
homosexuels (c’est d’ailleurs ainsi qu’il est signalé dans plusieurs guides
touristiques occidentaux). Le propriétaire du bar s’appelle Aziz et il est
surnommé l’Anglais (on l’a baptisé de cette façon car il ressemble aux
Anglais avec sa peau blanche, ses cheveux blonds et ses yeux bleus). Il est
homosexuel et l’on dit qu’il a eu une liaison avec le vieux monsieur grec
qui possédait le bar. Celui-ci, qui l’aimait, lui a fait cadeau de
l’établissement avant de mourir. On dit également qu’il organise des orgies
au cours desquelles il présente des homosexuels aux touristes arabes et que
cette prostitution lui rapporte des revenus considérables grâce auxquels il
paie des pots-de-vin qui le mettent totalement à l’abri des tracasseries
policières. Aziz a une forte présence et beaucoup de style. Au bar Chez
Nous, sous ses auspices et sa vigilance, les homosexuels se rencontrent,
nouent des amitiés et se libèrent des pressions sociales qui les empêchent de
rendre publics leurs penchants. Les lieux de rencontre homosexuels, comme
les petits cafés louches où l’on fume du haschich ou les tripots clandestins,
sont fréquentés par des clientèles appartenant à tous les milieux sociaux et à
toutes les tranches d’âge. On y trouve des artisans et des employés, des
jeunes et des vieux, tous réunis par leur homosexualité. De la même façon,
les homosexuels, à l’instar des cambrioleurs, des pickpockets et de toutes
les communautés de personnes qui se tiennent à l’écart de la loi et des
règles sociales, se sont forgé à leur propre usage une langue particulière qui
leur permet, au milieu des gens, de se comprendre sans être compris par les
autres. Ils appellent les homosexuels passifs koudiana et leur donnent des
prénoms féminins sous lesquels ils se connaissent entre eux, comme Soad,
Inji, Fatima, etc. Les homosexuels actifs sont baptisés barghal et, si ce sont
des hommes simples et ignorants, barghal nachef(13). Quant à la pratique
homosexuelle, elle est surnommée wasla(14). Ils se reconnaissent les uns les
autres et ont des échanges secrets par des gestes de mains. Si, en lui serrant
la main, l’un d’entre eux appuie sur celle de l’autre et caresse du doigt son
poignet, cela signifie qu’il a envie de lui, s’il joint les doigts des deux mains
et les agite tout en parlant, cela signifie qu’il propose une wasla à son
interlocuteur, s’il montre son cœur d’un seul doigt, il veut dire que son
compagnon possède son cœur... et ainsi de suite. Autant Aziz, l’Anglais,
veille au confort et à la satisfaction des clients du Chez Nous, autant, en
même temps, il ne leur autorise pas d’attitudes inconvenantes. Plus la nuit
avance, plus les clients abusent de l’alcool et, possédés qu’ils sont du désir
de parler (comme c’est le cas dans tous les bars), plus leurs voix s’élèvent,
s’échauffent, s’interposent. Mais, au Chez Nous, ceux qui sont ivres sont
subjugués par le désir en même temps que par l’ivresse et ils échangent des
propos libidineux, des plaisanteries grossières et il arrive que l’un d’entre
eux tende les doigts pour caresser le corps de son ami. C’est alors
qu’intervient immédiatement l’Anglais. Il emploie toutes les méthodes pour
faire régner l’ordre, depuis le chuchotement courtois jusqu’à la menace
d’expulsion du bar du client récalcitrant. Souvent, l’Anglais se met en
colère au point que le sang lui monte au visage et qu’il apostrophe par ces
mots l’homosexuel que le désir a rendu impatient :
— Écoute-moi bien, aussi longtemps que tu es assis chez moi, tu te tiens
correctement. Si ton ami te plaît, sors avec lui, mais gare à toi si tu poses la
main sur lui dans le bar.
La rigueur de l’Anglais, bien entendu, n’est pas due à une quelconque
aspiration à la vertu, sinon à une évaluation des pertes et profits. En effet,
les officiers des services de renseignements font de fréquentes visites au bar
– il est vrai qu’ils se contentent de jeter de loin un regard rapide et que,
grâce aux grosses gratifications qu’ils empochent, ils n’embêtent jamais les
clients – mais s’ils y voyaient véritablement des scènes indécentes, ils
remueraient ciel et terre car ce serait pour eux une occasion de faire chanter
l’Anglais afin qu’il paie encore plus.
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Pendant au moins cent ans, le centre-ville était resté le centre
commercial social du Caire, où se trouvaient les plus grandes banques, les
sociétés étrangères, les centres commerciaux, les cabinets des médecins
connus et des avocats, les cinémas et les restaurants de luxe. L’ancienne
élite de l’Égypte avait construit le centre-ville pour qu’il soit le quartier
européen du Caire si bien que l’on peut trouver des rues qui lui ressemblent
dans presque toutes les capitales d’Europe, le même style architectural, la
même patine historique. Jusqu’aux années 1960, le centre-ville avait
continué à préserver son caractère authentiquement européen. Ceux qui ont
vécu à cheval sur les deux époques se souviennent de l’élégance de ce
quartier. Il n’était alors absolument pas convenable que les enfants du pays
s’y promènent avec leurs galabieh. Il leur était interdit d’entrer dans cette
tenue populaire dans des restaurants comme Groppi, À l’Américaine ou
L’Union ou même dans les cinémas Métro, Saint James, Radio ou dans les
autres endroits dont la fréquentation requérait le costume-cravate pour les
hommes et la tenue de soirée pour les femmes. Tous les magasins fermaient
leurs portes le dimanche et, pour les fêtes catholiques comme Noël ou le
Jour de l’an, ils rivalisaient les uns avec les autres comme s’ils se trouvaient
dans une capitale européenne : les vitrines resplendissaient, ornées de vœux
rédigés en français ou en anglais, de sapins et de mannequins qui
représentaient le père Noël. Les restaurants et les bars étaient pleins
d’étrangers et d’aristocrates qui célébraient les fêtes en buvant, chantant et
dansant.
Le centre-ville était plein de petits bars où l’on pouvait pour un prix
raisonnable, aux moments de repos et pendant les congés, prendre des
verres accompagnés d’appétissants mezzés(10). Certains bars, dans les
années 1930 et 1940, présentaient avec la boisson de petits spectacles
distrayants : un pianiste grec ou italien, un groupe de danseuses juives
étrangères.
Jusqu’à la fin des années 1960, il y avait, dans la seule rue Soliman-
Pacha, dix petits bars. Puis vinrent les années 1970. Le centre-ville
commença à perdre peu à peu de son importance et le cœur du Caire se
déplaça là où habitait la nouvelle élite, à Mohandessine et Medinat Nasr.
Une vague de religiosité dévastatrice submergea la société égyptienne. Il
cessa d’être socialement convenable de boire de l’alcool et les
gouvernements égyptiens successifs cédèrent aux pressions populaires (et
peut-être même firent-ils de la surenchère politique sur le mouvement
islamique qui lui était opposé). Ils limitèrent la vente d’alcool aux hôtels et
aux grands restaurants et refusèrent de délivrer des licences à de nouveaux
bars. Par ailleurs, en cas de décès d’un propriétaire de bar (généralement
étranger), le gouvernement retirait sa licence et obligeait les héritiers à
changer d’activité. À tout cela s’ajoutaient les continuelles descentes de
police au cours desquelles les policiers fouillaient les clients, contrôlaient
leurs pièces d’identité et parfois les amenaient au poste pour vérification.
Ainsi, au début des années 1980, il ne restait plus dans tout le centre-ville
que quelques petits bars dispersés dont les propriétaires avaient pu tenir tête
au raz de marée religieux et aux voies de fait gouvernementales à la fois par
la discrétion et la corruption.
Plus aucun bar du centre-ville ne s’affiche comme tel. Dans les
enseignes le mot bar est remplacé par le mot restaurant ou coffee shop et les
propriétaires de bars ou de débits d’alcool se sont résolus à badigeonner les
vitres de leurs locaux d’une couleur sombre afin que l’on ne voie pas ce qui
se passe à l’intérieur ou bien à les recouvrir de feuilles de papier ou de tout
autre matériau qui ne révèle pas leur véritable activité. Il n’est plus permis à
aucun client de boire de l’alcool à la terrasse, ni même devant une fenêtre
ouverte donnant sur la rue. Des précautions renforcées ont été prises après
que plusieurs débits d’alcool ont été brûlés par des jeunes appartenant au
mouvement islamiste. Les rares bars restants ont été contraints de payer
régulièrement de grosses commissions aux officiers des services de
renseignements dont ils dépendent ainsi qu’à des responsables de la
municipalité pour que ces derniers leur permettent de subsister. Comme la
vente des alcools locaux bon marché ne leur assurait pas un revenu suffisant
pour payer ces commissions, les propriétaires des bars se sont trouvés
obligés d’imaginer “une autre façon” d’augmenter leurs revenus ; certains
d’entre eux choisissant d’encourager la prostitution en employant des
femmes de petite vertu pour servir les boissons alcoolisées (comme cela
était le cas du Cairo Bar à Tewfikieh, du bar Mido ou du bar Pussy Cat, rue
Emad-el-Din), d’autres choisissant de fabriquer des boissons alcoolisées
dans des ateliers rudimentaires au lieu de les acheter, de façon à doubler
leurs bénéfices, comme cela fut le cas au bar Halgian, rue Antik-Khana(11)
ou au bar Jamaïca, rue Chérif, ces alcools frelatés de mauvaise qualité
causant des accidents cruels dont le plus connu est celui dont fut victime un
jeune peintre qui perdit la vue après avoir absorbé au bar Halgian un brandy
dénaturé. Le parquet ordonna la fermeture du bar mais son propriétaire
obtint par la suite sa réouverture, par les moyens habituels.
Ainsi, les petits bars qui subsistent dans le centre-ville ne sont plus des
lieux de détente propres et bon marché, comme autrefois, mais des antres
mal éclairés et la plupart du temps fréquentés par des voyous et des
personnes louches... à de rares exceptions près, comme le restaurant Maxim
dans le passage entre les rues Kasr-el-Nil et Soliman-Pacha, et le bar Chez
Nous(12), sous l’immeuble Yacoubian.
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En 1934, le millionnaire Hagop Yacoubian, président de la communauté
arménienne d’Égypte, avait eu l’idée d’édifier un immeuble d’habitation
qui porterait son nom. Il choisit pour cela le meilleur emplacement de la rue
Soliman-Pacha et passa un contrat avec un bureau d’architectes italiens
renommé qui dessina un beau projet : dix étages luxueux de type européen
classique : des fenêtres ornées de statues de style grec sculptées dans la
pierre, des colonnes, des escaliers, des couloirs tout en vrai marbre, un
ascenseur dernier modèle de marque Schindler... Les travaux de
construction durèrent deux années complètes et le résultat fut un joyau
architectural qui dépassait toutes les attentes au point que son propriétaire
demanda à l’architecte italien de sculpter son nom, Yacoubian, au-dessus de
la porte d’entrée, en lettres latines de grande dimension qui s’éclairaient la
nuit au néon, comme pour l’immortaliser et confirmer sa propriété de cet
admirable bâtiment. À cette époque, c’était la fine fleur de la société qui
habitait l’immeuble Yacoubian : des ministres, des pachas, certains des plus
grands propriétaires terriens, des industriels étrangers et deux millionnaires
juifs (l’un d’eux appartenant à la fameuse famille Mosseïri). Le rez-de-
chaussée était divisé en deux parties égales : un vaste garage, avec de
nombreuses portes à l’arrière où étaient garées les voitures des habitants (la
plupart de luxe, comme des Rolls-Royce, des Buick, des Chevrolet), et un
grand espace sur trois angles où Yacoubian exposait l’argenterie produite
par ses usines. Ce hall d’exposition connut une activité satisfaisante pendant
quatre décennies puis, peu à peu, son état se dégrada jusqu’à ce que,
récemment, le hadj Mohammed Azzam le rachète et y inaugure un magasin
de vêtements. Au-dessus de la vaste terrasse de l’immeuble, deux pièces
avec leurs sanitaires avaient été réservées pour loger le portier et sa famille
et, de l’autre côté, on avait construit cinquante cabanes, une par
appartement. Aucune d’entre elles ne dépassait deux mètres carrés de
surface, les murs et les portes étaient en fer et fermaient avec des verrous
dont les clefs avaient été distribuées aux propriétaires des appartements.
Ces cabanes en fer avaient alors plusieurs usages, comme d’emmagasiner
les produits alimentaires, loger les chiens (s’ils étaient de grande taille ou
méchants) ; ou bien elles servaient pour laver le linge, tâche qui à l’époque
(avant que ne se répandent les machines à laver) était confiée à des lingères
spécialisées. Elles lavaient le linge dans les cabanes puis l’étendaient sur un
fil couvrant toute la longueur du bâtiment. Ces cabanes n’étaient jamais
utilisées pour loger des domestiques, peut-être parce que les habitants de
l’immeuble, à cette époque, étaient des aristocrates et des étrangers qui
n’imaginaient pas qu’un être humain puisse dormir dans un espace aussi
réduit. Dans leurs vastes et luxueux appartements qui se composaient
parfois de huit ou dix pièces sur deux niveaux reliés par un escalier
intérieur, ils réservaient une pièce pour les domestiques. En 1952, éclata la
révolution et tout changea. Les juifs et les étrangers commencèrent à quitter
l’Égypte et tous les appartements devenus vacants après le départ de leurs
occupants furent pris par les officiers des forces armées, les hommes forts
de l’époque. Dans les années 1960, la moitié des appartements de
l’immeuble étaient habités par des officiers de grades différents, du
lieutenant ou du capitaine récemment marié, jusqu’aux généraux qui
s’étaient installés dans l’immeuble avec leurs nombreuses familles. Le
général Dekrouri, qui avait été directeur du cabinet de Mohammed Neguib,
avait même réussi à obtenir deux grands appartements contigus au dixième
étage, l’un réservé à sa famille et l’autre qui lui servait de bureau privé où il
recevait l’après-midi les quémandeurs. Les femmes de ces officiers
donnèrent une nouvelle utilisation aux cabanes en fer. Pour la première fois
on y logea les sufragi(5), les cuisiniers, les petites bonnes amenées de leurs
villages pour servir les familles des officiers. Certaines femmes d’officiers
étaient d’origine populaire et cela ne les gênait pas d’y élever des lapins,
des canards et des poules. De nombreuses plaintes, aussitôt classées grâce à
l’influence des officiers, furent déposées auprès des services municipaux du
secteur ouest du Caire par les anciens habitants de l’immeuble, jusqu’au
jour où ces derniers eurent recours au général Dekrouri qui, par son
ascendant sur les officiers, parvint à interdire cette activité peu salubre.
Ensuite arriva l’Infitah(6) des années 1970 et les riches commencèrent à
quitter le centre-ville pour aller vers Mohandessine et vers Medinat Nasr.
Certains vendirent leurs appartements de l’immeuble Yacoubian, d’autres
les transformèrent en bureaux et en cabinets médicaux pour leurs enfants
récemment diplômés ou les louèrent meublés aux touristes arabes. Cela eut
peu à peu pour conséquence la disparition du lien entre les cabanes de fer et
les appartements de l’immeuble. Les sufragi et les autres domestiques
cédèrent moyennant finances leurs cabanes de fer à de nouveaux habitants
pauvres venant de la campagne ou travaillant dans un lieu proche du centre-
ville et qui avaient besoin d’un appartement bon marché à proximité. Ces
transactions furent facilitées par la mort de M. Grégoire, le syndic arménien
de l’immeuble, qui gérait les biens du millionnaire Hagop Yacoubian avec
la plus grande probité et la plus extrême rigueur et en envoyait tous les ans
en décembre le revenu en Suisse où avaient émigré les héritiers de
Yacoubian après la révolution. Grégoire fut remplacé dans ses fonctions de
syndic par maître Fikri Abd el-Chahid, un avocat prêt à tout pour de
l’argent, qui prélevait une commission élevée sur toutes les cessions de
cabanes de fer, ainsi qu’une commission, non moins élevée pour rédiger le
contrat du nouveau locataire. Tant et si bien que se développa sur la terrasse
une société nouvelle complètement indépendante du reste de l’immeuble.
Certains nouveaux venus louèrent deux pièces contiguës et firent un
petit logement avec ses sanitaires (toilettes et salle de bains) tandis que les
autres (les plus pauvres) s’entraidèrent pour installer des salles d’eau
collectives, chacune pour trois ou quatre chambres. La société de la terrasse
n’est pas différente de toutes les autres sociétés populaires d’Égypte : les
enfants y courent pieds nus et à demi vêtus, les femmes y passent la journée
à préparer la cuisine, elles s’y réunissent pour commérer au soleil, elles se
disputent souvent et échangent alors les pires insultes et des accusations
injurieuses puis, soudain, elles se réconcilient et retrouvent des relations
tout à fait cordiales, comme s’il ne s’était rien passé. Elles se couvrent alors
de baisers chaleureux et retentissants, elles pleurent même, tant elles sont
émues et tant elles s’aiment. Quant aux hommes, ils n’attachent pas
beaucoup d’importance aux querelles féminines, qu’ils considèrent comme
une preuve supplémentaire de cette insuffisance de leur cervelle dont avait
parlé le Prophète, prière et salut de Dieu sur lui. Les hommes de la terrasse
passent tous leurs journées dans un combat rude et ingrat pour gagner leur
pain quotidien et, le soir, ils rentrent épuisés, n’aspirant qu’à atteindre leurs
trois petites jouissances : une nourrituresaine et appétissante, quelques
doses de mouassel(7), avec du haschich si l’occasion se présente, qu’ils
fument dans une gouza(8), seuls ou en compagnie, sur la terrasse, les nuits
d’été. Quant à la troisième jouissance, c’est le sexe que les gens de la
terrasse honorent tout particulièrement. Ils n’ont pas honte d’en parler
librement, du moment qu’il est licite. Ce qui ne va pas sans contradiction,
car l’homme habitant sur la terrasse qui, comme cela est habituel dans les
milieux populaires, a honte de mentionner le nom de sa femme devant
d’autres hommes, la désignant par “mère de un tel” ou parlant d’elle en
évoquant “les enfants”, comme lorsqu’il dit par exemple que “les enfants
ont cuisiné de lamouloukhieh”, le même homme ne se retient pas, lorsqu’il
est avec ses semblables, de mentionner les détails les plus précis de ses
relations intimes avec sa femme, au point que l’ensemble des hommes sur
la terrasse sait tout des relations sexuelles des uns et des autres... Quant aux
femmes, quelle que soit leur piété ou leur rigueur morale, elles aiment
toutes beaucoup le sexe et se racontent à voix basse des secrets d’alcôve en
éclatant d’un rire innocent, ou parfois impudique, si elles sont seules. Elles
n’aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également
parce que le sexe et le besoin pressant qu’en ont leurs maris leur font
ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les
désagréments qu’elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et
désirées par leurs hommes. Au moment où les enfants dorment, qu’ils ont
dîné et remercié leur Seigneur, qu’il reste à la maison assez de nourriture
pour une semaine ou peut-être plus, un peu d’argent épargné en cas de
nécessité, que la pièce où ils habitent tous est propre et bien rangée, que
l’homme rentre, le jeudi soir, mis de bonne humeur par le haschich et qu’il
réclame sa femme, n’est-il pas alors de son devoir de répondre à son appel,
après s’être lavée, maquillée, parfumée, ne vont-elles pas, ces brèves heures
de bonheur, lui donner la preuve que son existence misérable est d’une
certaine façon réussie, malgré tout. Il faudrait un artiste de grand talent pour
peindre l’expression du visage d’une femme de la terrasse, le vendredi
matin, quand son mari descend prier et qu’elle se lave des traces de l’amour
puis sort sur la terrasse pour étendre les draps qu’elle vient de nettoyer. À ce
moment-là, avec ses cheveux humides, sa peau éclatante,
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Pour une raison inconnue, il existe une relation dans l'esprit des gens entre l'intelligence et l'éclat des yeux. Celui qui veut démontrer sa vivacité fixe ses yeux dans ceux des gens pour qu'ils puissent constater par eux-mêmes à quel point ils pétillent d'intelligence.
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C'est pour changer le monde que les héros se font emprisonner et exiler. Lui n'était pas un héros et ne voulait pas le devenir. Il n'avait pas de temps pour cela.
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Ça c'est ce que m'a appris l'Histoire. Toutes les luttes qui surviennent entre le peuple et le pouvoir de terminent toujours par la défaite du peuple. Le pouvoir en Egypte échoue peut-être dans tous les domaines, sauf à soumettre les Egyptiens.
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Les Égyptiens se sont laissé influencer par les médias parce qu’ils en avaient envie. La plus grande partie des Égyptiens est satisfaite de la répression. Ils acceptent la corruption et y participent . S’il y en a qui ont détesté la révolution depuis le début, c’est parce qu’elle les mettait dans l’embarras. Ils ont commencé par détesté la révolution et ensuite les leur ont donné des raisons de la détester. Les Égyptiens vivent dans une république « comme si ». Ils vivent au milieu d’un ensemble de mensonges qui tiennent lieu de réalité ils pratiquent la religion de façon rituelle et semblent pieux alors qu’en vérité ils sont complètement corrompus.
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Excellence, que dites-vous aux manifestants ?
Le visage plein de colère, le cheikh Chamel répondit :
- Je leur dis que ceci est un complot maçonnique organisé par les Juifs pour détourner les musulmans de leur religion. Je dis à mes enfants qui sont sur la place Tahir : vous êtes laissé fourvoyer par les fils de Sion. Demandez pardon à Dieu et repousser une sédition qui risque de plonger notre pays dans un bain de sang. Vous, les jeunes retournez chez vous. Ce n’est pas cela, La voie du changement. Vous détruisez l’Égypte de vos propres mains. Revenez à Dieu, revenez à Dieu.
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Nous devons reconnaître que le général Alouani n’a jamais profité de sa situation pour obtenir un quelconque privilège pour lui-même ou pour la famille… Par exemple si Hadja Tahani l’informe que sa société tente d’obtenir un terrain dans un gouvernorat, le général Alouani s’empresse de téléphoner au gouverneur :
- Monsieur le Gouverneur. Je voudrais vous demander un service.
Le gouverneur lui répond immédiatement :
- À vos ordres Monsieur.
À ce moment-là, le général déclare d’un ton résolu :
- La société Zemeem vous a présenté une demande d’attribution d’un terrain. Cette société appartient à mon beau-frère. Hadj Nasser Talima. Le service que vous pouvez me rendre, Monsieur le Gouverneur, c’est de traiter à Nasser comme tous les autres entrepreneurs. S’il vous plaît, appliquez la loi sans faire de faveur.
Après un silence, le gouverneur lui répond alors :
-Votre Excellence nous donne des leçons d’impartialité et de désintéressement.
Ce sur quoi le général l’interrompt en lui disant :
- Qu’à Dieu ne plaise. Je suis égyptien et j’aime mon pays. Je suis musulman et je n’accepte rien de contraire à la religion.
Après cela, lorsque le terrain était concéder à la société Zemzem, le général Alouani ne ressentait aucun embarras. Il s’était adressé au responsable pour lui demander de ne pas lui accorder de faveur. Que pouvait-il faire de plus ?
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Son corps c’est tellement avachi et rempli de graisse qu’elle pèse plus de cent vingt kilos. Elle a un ventre énorme en forme de demi-cercle, protubérant au niveau du nombril et se rétrécissant vers le bas, sur lequel pendent deux seins fatigués. Ce ventre unique en son genre, presque masculin, serait capable d’annihiler définitivement le désir sexuel du général Alouani sans les films pornographiques auxquels il a recours pour exciter son imagination. Son Excellence a dit une fois à ses amis :
- Si tu te trouves obligé de manger pendant trente ans le même plat, tu ne peux pas le supporter sans lui ajouter quelques épices.
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Il [Azzam] l’ avait frappée et insultée et, à partir de maintenant, elle [Soad] exprimerait son mépris et sa haine à son égard de la manière la plus manifeste. […] Tout ce dont elle avait souffert, tout ce qui l’avait tourmentée s’était accumulé et maintenant le temps était venu de régler ses comptes. Elle était prête à le tuer ou à ce qu’il la tue, plutôt que d’avorter. […] Elle avait eu faim. […] Elle avait des centaines de fois refusé de se dévergonder et à la fin elle avait accepté de mettre son corps à la disposition d’un vieillard de l’âge de son père, de supporter son poids sur elle, sa morosité, […] sa virilité flapie. Elle avait accepté de faire comme s’il la rassasiait [….] N’était-ce pas son droit après toute cette humiliation de sentir, pour une fois, qu’elle était épouse et mère ? […] le sentiment nouveau et étrange que son corps […] était soudain devenu libre, qu’il lui appartenait à elle seule. […] et puis, il y avait une palpitation faible, belle, qu’elle ressentait à l’intérieur d’elle-même, une palpitation qui allait croître, se développer, l’envahir jour après jour […]

Elle [Boussaïna Sayyed]avait envie de rester pour toujours avec lui [Zaki], de prendre soin de lui, de le respecter, avec une profonde gratitude. Elle était certaine qu’il comprendrait tout ce qu’elle lui dirait.
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[Zaki] fait partie de ceux qui ont sombré corps et biens dans la douce captivité des femmes [...]

En 1934, le millionnaire Hagop Yacoubian, président de la communauté arménienne d’Egypte, avait eu l’idée d’édifier un immeuble d’habitation qui porterait son nom. Il choisit pour cela le meilleur emplacement de la rue Soliman-Pacha […]

La société de la terrasse n’est pas différente de toutes les autres sociétés populaires d’Egypte : […] les femmes y passent la journée à préparer la cuisine, s’y réunissent pour commérer au soleil, elles se disputent souvent et échangent alors les pires insultes et des accusations injurieuses puis, soudain, elles se réconcilient et retrouvent des relations tout à fait cordiales […]

Quant aux femmes, […] elles aiment toutes beaucoup le sexe et se racontent à voix basse des secrets d’alcôve. [...]

Les mendiants, dans la rue, ont un diplôme de commerce comme le tien !
[...]
Il [M. Talal] était violent et sa jouissance rapide. L’affaire ne prit pas plus de deux minutes avant qu’il ne pollue ses vêtements. [...]
A mesure que les jours passaient, ses rencontres avec Talal, dans la réserve, laissaient sur elle des séquelles qu’elle n’avait pas imaginées. Elle n’était plus capable de faire la prière de l’aube […] parce qu’intérieurement, elle avait honte […]
Elle perdit confiance dans les gens. […]

S’il [Zaki] était marié, il n’aurait jamais éprouvé ce sentiment de solitude douloureux et mortifère, ce sentiment noir et lancinant de l’approche de la mort qui le submergeait toutes les fois qu’il apprenait le décès d’un de ses amis […]

C’est ainsi que son point de vue [celui de Taha] changea sur de nombreux points ; autrefois, il aimait certains habitants de l’immeuble parce qu’ils étaient bons envers lui et généreux. Il se mit à les détester parce qu’ils ne faisaient pas la prière et que certains buvaient de l’alcool. [...]
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Ensuite, je me redressais et essayais d’imiter son visage devant la glace en contractant le mien dans l’espoir d’y voir apparaître des fossettes comme celles qu’il avait quand il riait.
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ls appellent les homosexuels passifs koudiana et leur donnent des prénoms féminins sous lesquels ils se connaissent entre eux, comme Soad, Inji, Fatima, etc. Les homosexuels actifs sont baptisés barghal et, si ce sont des hommes simples et ignorants, barghal nachef. Quant à la pratique homosexuelle, elle est surnommée wasla. Ils se reconnaissent les uns les autres et ont des échanges secrets par des gestes de mains. Si, en lui serrant la main, l’un d’entre eux appuie sur celle de l’autre et caresse du doigt son poignet, cela signifie qu’il a envie de lui, s’il joint les doigts des deux mains et les agite tout en parlant, cela signifie qu’il propose une wasla à son interlocuteur, s’il montre son cœur d’un seul doigt, il veut dire que son compagnon possède son cœur…
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C’était le milieu de la nuit et les commerces de la rue Soliman-Pacha avaient fermé leurs portes. Zaki traînait les pieds en titubant sous l’effet de la migraine et de l’épuisement et, petit à petit, la rage l’envahit… Il se souvenait des efforts qu’il avait déployés et de l’argent qu’il avait dépensé pour Rabab, ainsi que de toutes les choses précieuses qu’elle lui avait volées. Comment cela avait-il pu lui arriver, à lui, le distingué Zaki Dessouki, le grand séducteur de femmes, l’amant des princesses ? Trahi et dépouillé par une méprisable prostituée. Peut-être était-elle maintenant avec son amant en train de lui donner ses lunettes Pyrsol et ses stylos Cross en or (pas encore utilisés) et de rire ensemble du vieux jobard qui avait gobé la farce.
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— Mes chers fils et mes chères filles, je souhaite que chacun d’entre vous se pose cette question : combien d’années l’homme vit-il sur cette terre ? La réponse est que la durée moyenne de la vie de l’homme, dans la meilleure des hypothèses, ne dépasse pas soixante-dix ans. Cet intervalle, quand on y pense, est extrêmement bref. De plus, l’homme peut à n’importe quel instant être atteint par la maladie ou être victime d’un accident et mourir. Si vous regardez parmi vos connaissances et vos amis, vous trouverez plus d’une personne qui est morte soudainement dans sa jeunesse et aucun de ceux à qui cela est arrivé n’avait à l’esprit qu’il allait mourir. Si nous poursuivons ce raisonnement, nous voyons que sur cette terre l’homme a deux choix possibles, pas trois : ou bien il concentre tous ses efforts sur sa courte et éphémère existence terrestre qui peut s’interrompre au moment où on s’y attend le moins et il en sera de lui comme de celui qui voudrait bâtir une maison élégante et luxueuse et qui la bâtirait en sable sur la plage : elle serait en permanence exposée à l’arrivée d’une forte vague qui la détruirait facilement. C’est là le mauvais choix.
Quant au second choix, celui auquel appelle Notre-Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, il implique que le musulman vive cette existence terrestre comme une étape qui mène à la vie éternelle de l’âme. Celui qui vit sa vie avec ce sens-là gagne à la fois sa vie terrestre et sa vie éternelle. Il est toujours heureux, l’esprit et la conscience en repos.
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Le hadj Azzam avait payé la somme à El-Fawli et il s’imaginait que les élections lui étaient acquises. Mais ce n’était pas aussi simple. La compétition se déchaîna dans la circonscription de Kasr-el-Nil entre plusieurs hommes d’affaires dont chacun voulait remporter ce siège réservé aux travailleurs.
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Jusqu’à la fin des années 1960, il y avait, dans la seule rue Soliman-Pacha, dix petits bars. Puis vinrent les années 1970. Le centre-ville commença à perdre peu à peu de son importance et le cœur du Caire se déplaça là où habitait la nouvelle élite, à Mohandessine et Medinat Nasr. Une vague de religiosité dévastatrice submergea la société égyptienne. Il cessa d’être socialement convenable de boire de l’alcool et les gouvernements égyptiens successifs cédèrent aux pressions populaires (et peut-être même firent-ils de la surenchère politique sur le mouvement islamique qui lui était opposé). Ils limitèrent la vente d’alcool aux hôtels et aux grands restaurants et refusèrent de délivrer des licences à de nouveaux bars.
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Le mari a le droit de vérifier que la marchandise est de bonne qualité et qu'il n'y a pas de contrefaçon. Si tu savais, Mazen, comme je me sens humiliée dans ces moments-là ! j'ai l'impression de n'être pas grand-chose, de ne pas avoir de dignité. Une simple marchandise dans une vitrine, attendant le client qui paiera le prix et l'emportera.
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Le général se tut comme s'il mettait de l'ordre dans ses idées, puis il regarda l'homme d'affaires et poursuivit :
Nous vous chargeons, vous et vos collègues, d'ouvrir des médias de toutes sortes : des chaînes de télévision et de radio, des journaux, des sites internet. Il faut que nous reprenions l'initiative. Notre devoir est de conscientiser les Égyptiens pour les rendre capables de mettre le complot en échec...
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