Alice Daurel

Où est le temps où l’on vivait des moments agréables tous les deux ? Cette insouciance reviendra-t-elle un jour ? J’en doute. Il est douloureux pour moi de réaliser que je ne serai jamais le centre de ses préoccupations, que je passerai toujours après son père et la politique.

C’est vrai, la politique demande beaucoup d’abnégation aux épouses. J’en ai fait des sacrifices. Toutes ces soirées que je passais seule à la maison quand Robert était en meeting. Toutes ces campagnes où il a fallu que je rencontre des milliers de gens pour montrer qu’il avait un foyer stable. Et puis, j’ai dû supporter toutes ces femmes qui tournaient autour de lui. Plus il remportait d’élections et plus elles se faisaient pressantes.

Un silence pudique s’installe entre nous. Il n’y a pas besoin de mots, chacun sait ce que l’autre ressent. Je regarde le lac dont les eaux vertes scintillent. Un oiseau picore quelques miettes de gâteau sur le gravier tandis qu’un écureuil court le long d’une branche. Cette vision de la nature me fait du bien, le soleil me réchauffe le corps mais aussi le cœur.

Dire oui à tout, de peur de se faire renvoyer ? Ce n’est pas de la lâcheté, c’est juste l’instinct de survie. Le même qui me pousse à tout accepter sans rien dire depuis le début alors que j’ai envie de hurler. J’admire la force de caractère de Sonia et son calme face au torrent de méchancetés que ma tante doit déverser inlassablement, jour après jour.

Pourquoi suis-je là ? Ce trou noir dans ma mémoire m’affole. Je suis en proie à une peur panique et mon pouls s’emballe. J’ai envie de pleurer. Inspirer, expirer. Tout se brouille. Je ne me souviens de rien. Les larmes ruissellent sur mes joues. Inspirer, expirer. Je ne connais pas mon âge, ni ce que je fais, ni ce que j’aime. Ce vide, ce néant. Ma tête ne maîtrise plus rien. Je sanglote. Pourquoi est-ce que personne n’est près de moi ? Je souhaiterais qu’on me réconforte. Qu’on me dise que ma mémoire va revenir.

Devant la grande villa beige, la pelouse est bien tondue, les massifs de fleurs sont soignés et les palmiers se dressent fièrement vers le ciel. Elle ouvre la porte d'entrée.
- Maman ? Papa ? Vous êtes là ?
Seul le silence lui répond. Elle se précipite à l'intérieur et fait le tour de toutes les pièces, en courant. Elles sont propres et bien rangées, mais désertes. À l'extérieur, le salon de jardin et le barbecue sont également impeccables, mais il n'y a personne non plus. En entrant dans le garage, elle remarque que la voiture n'est pas là. Elle essuie les larmes qui roulent sur ses joues et appelle sa grand-mère paternelle.
- Allô Mamie ! Papa et Maman ont disparu.

Il faut absolument réparer cette valve, au plus vite. Avez-vous pensé à l’intervention dont je vous ai parlé ?
— Oui, nous sommes en train de rassembler l’argent
—Bien, car cela devient urgent maintenant. Le mieux serait qu’il soit opéré d’ici à trois mois.
Nous nous regardons tous les trois.
— Trois mois ? Mais, comment voulez-vous qu’on ait cinquante mille dollars d’ici là ? dit mon père.

Assis dans le service de Cardiologie de l’hôpital Arrochester, nous attendons des nouvelles de l’état de santé de Manolo. Le Docteur Burdas nous fait enfin entrer dans son cabinet. Elle a l’air grave et le visage fermé.
— Les analyses sanguines montrent que votre fils a attrapé un staphylocoque.
Elle tend à mes parents les résultats des examens.

— Son échographie cardiaque permet de voir que, malheureusement, cemicrobe a provoqué une endocardite. C’est une infection qui a beaucoup endommagé sa valve aortique malformée.
Elle nous montre un schéma explicatif.
— La circulation du sang est devenue difficile et cela fatigue énormément son cœur.

J’ai toujours remarqué qu’il avait du caractère et de la personnalité, mais je n’avais jamais vu cet aspect colérique. Je suis déstabilisée, mais je ne veux pas lui faire de reproches. J’ai peur de dire quelque chose que je pourrais ensuite regretter. C’est dans une ambiance glaciale qu’il me dépose, une heure plus tard, devant chez moi.