25 nov. 2022
Cyril Carrère nous présente "Le sang des Belasko" de Chrystel Duchamp
À ce stade, il était patent que nous étions tous devenus dépendants. Nous vivions exclusivement dans l'attente de nos samedis soir, et cette avidité se moquait de la discrétion.

Être assimilé aux autres, à la « masse » comme il la qualifiait, le rebutait. Il avait toujours vécu à l’écart des autres, comme un loup séparé de sa meute. Dès le plus jeune âge, il avait traversé, de force, des ordalies envahies par l’odeur de la mort. Il avait tué. Beaucoup. Ici, ailleurs.Des hommes, des femmes, et même des adolescents. Tout ça dans le seul but de le fortifier, transformer ses émotions les plus basiques en un mélange difforme et confus, pour le préparer à ce qui se présenterait un jour à lui. S’en était suivi un entraînement à la dure, tant physique que psychique. Il devait être fort, rapide, agile. Ingénieux, vivace, prompt à parer à toute situation. Discret, cultivé. En un mot : multitâche. Tout l’arsenal pour se fondre dans la société. Vivre sous l’identité nécessaire à l’accomplissement de ses missions. Le panel de compétences ultime, acquis au travers d’un travail acharné. Infernal.
Pourquoi l’avait-on choisi, lui ? La question se posait depuis très longtemps. Trop longtemps. Mais maintenant, il savait.
L’homme se contempla pendant de longues secondes dans le miroir central, se plongeant dans ses deux billes noires, opaques. Froides. Elles brillaient toujours de la même lueur, du même éclat après une opération rondement menée. Son entrejambe durcit à l’idée d’exécuter sa prochaine cible, et se procurer à nouveau ces poussées d’endorphines libératrices. Pas besoin des autres pour se satisfaire. Sa personne lui suffisait amplement. Il n’aimait que lui.
Pourquoi obéissait-il comme un chiot aux ordres venus d'en haut ? Pourquoi n'essayait-il pas de creuser pour savoir ce que ces pourritures cachaient ?
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Pour une fois, Laurent avait l’alcool gai. De bonne humeur, il voulait recoller les morceaux avec sa femme. L’occasion était belle. Il ne tint pas compte du dédain avec lequel Sophie prit son énième retour au bercail en état d’ébriété.
Plus tard, au fin fond de sa cellule, il réaliserait qu’il aurait peut-être dû.
Sa femme était du genre bouquineuse, grande consommatrice de thrillers. Elle devait surement être dans le final d’un énième polar islandais ou finlandais avec un thé bien chaud, en pensant à la chronique qu’elle devait rédiger le plus tôt possible, selon les délais saugrenus qu’elle s’était infligés à elle-même. Impossible de décrocher avant la dernière page, disait-elle souvent. Il ne comprenait pas cette passion dévorante et encore moins cette lubie de partager ses ressentis avec de parfaits inconnus, au travers des réseaux sociaux. Face book, Twitter, Instagram. Et même un blog à son nom. A quoi ça rimait, sérieusement ?
Elle ferait mieux de s’occuper des gosses. Ca, c’était du temps bien passé. C’était bien à ça qu’elle servait, non ?
Un jour, lui avait-il dit, tu rencontreras un mur sur le chemin de la vérité. Qu’est-ce que tu feras ?
Est-ce que tu tourneras les talons et chercheras un autre moyen pour le contourner ? Est-ce que tu te jetteras dessus avec toute ton insouciance pour essayer de le surmonter? Ou alors, est-ce que tu prendras le temps de l’analyser pour trouver la meilleure façon de le franchir ?
Ce que tu feras dépendra de toi et déterminera le type d’enquêteur que tu es.
Au lieu de ça, il se retrouvait en cage avec une femme à la voix suave et au parfum troublant, pour ne pas dire dérangeant. Une profileuse assez compétente pour bosser au PSB à vingt-sept ans et qui analysait chaque mot, chaque intonation de ce qui sortait de sa bouche.

La brise le mordit comme pour le sommer d’accélérer le pas. Lucas fit le vide à l’intérieur de lui afin de se préparer à cette dure journée. Le centre-ville se dessina devant lui. L’odeur des pâtisseries qui s’échappait de sa boulangerie favorite termina de le ramener à la réalité. Son estomac grommelait en quête de quoi tenir la distance, lui qui était mis au supplice depuis la nouvelle fatidique. Il succomba et acheta son traditionnel chausson aux pommes avant d’arriver rue des Carmes, devant la petite bâtisse ocre des années quarante qu’il affectionnait. Son cocon. L’endroit où il pourrait tenter de faire le ménage dans ses pensées obscures.
La nostalgie le rattrapa en pensant aux soirées passées ici avec sa mère. Un rien suffisait à creuser le vide béant causé par sa disparition.
Il ne fit pas attention à la personne qui l’observait, à quelques mètres de là. Une fois dans le hall, Lucas sortit machinalement son jeu de clés et ouvrit sa boîte aux lettres. Il ne pouvait plus ignorer son courrier plus longtemps. L’oeil hagard, il découvrit pêle-mêle des publicités pour des restaurants japonais et indiens, pour des kebabs, une liste des numéros d’urgence pour le département de la Loire-Atlantique, ainsi qu’une enveloppe qu’il devinait être sa quittance de loyer pour le mois de septembre. Il remarqua un bout de papier coincé entre deux tracts publicitaires. Il commença à le mettre en boule par réflexe, avant de remarquer les mots écrits en grosses lettres rouges.
Il trouvait étrange qu’Anne ne dorme pas à cette heure-ci, mais dans un sens, ça l’apaisait. Sa femme était du genre bouquineuse, grande consommatrice de thrillers. Elle devait surement être dans le final d’un énième polar islandais ou finlandais avec un thé bien chaud, en pensant à la chronique qu’elle devait rédiger le plus tôt possible, selon les délais saugrenus qu’elle s’était infligés à elle-même. Impossible de décrocher avant la dernière page, disait-elle souvent. Il ne comprenait pas cette passion dévorante et encore moins cette lubie de partager ses ressentis avec de parfaits inconnus, au travers des réseaux sociaux. Facebook, Twitter, Instagram. Et même un blog à son nom. A quoi ça rimait, sérieusement ?
Elle ferait mieux de s’occuper des gosses. Ça, c’était du temps bien passé. C’était bien à ça qu’elle servait, non ?
Putain que ça l’exaspérait.
Il ne comprenait pas pourquoi la situation s’inversait. Les gens semblaient l’apprécier un peu plus qu’avant, notamment Sai qui délaissait cette grande tige insensible d’Iwaki pour venir traîner avec eux à l’heure du déjeuner.