A l'occasion de l'ouverture de l'exposition "Fantasy, retour aux sources" à la BNF, (ré)écoutez le discours d'Anne Besson.
A quoi bon chercher à distinguer des sous-genres au sein de la science-fiction? On a déjà du mal à se mettre d'accord sur la définition d'un genre, alors aller couper les cheveux en quatre, est-ce bien raisonnable?
(MOOC SF)
Les rôlistes font vraiment partie des publics les plus importants de la fantasy, dans ce sens aussi que la plupart des grands auteurs américains ou français ont un rapport assez direct avec la pratique du jeu de rôle, soit en tant que joueurs, soit en tant que scénaristes.
Un cycle, une série : comment les définir, les distinguer? Dans le premier, la totalité des volumes prime, tandis que dans la seconde, chaque volume est indépendant. L'intrigue se développe au fur et à mesure dans l'un, elle est discontinue dans l'autre.
Ils se battent, armés de leur volonté et de la force de leurs épées, dans des environnements souvent sombres et violents, contre des forces surnaturelles en général négatives : voici à peu près cerné le sous‐genre qu’on appelle « heroic fantasy »
La fantasy touche très largement les plus jeunes, nourris depuis deux décennies d'histoires de dragons et de petits magiciens, mais elle accompagne également ceux qui grandissent avec elle, proposant des variantes sombres et sanglantes en miroir des questionnements contemporains.

Ce n’est pas un paradoxe si ce sont les fictions de l’imaginaire qui portent aujourd’hui les aspirations politiques des jeunes générations, mais au contraire une évidence : elles sont à la bonne distance pour assurer leur pertinence maximale ; elles ne peuvent être suspectées de mentir sur leur statut, elles n’affichent pas d’expertise mais leur message est clair et explicite, elles sont didactiques sans être trop visiblement moralisatrices ; surtout, leur nature même illustre ce qu’elles cherchent à démontrer : l’enchantement nécessaire, la possibilité pour chacun d' »imaginer mieux », de garder ouvert un espace pour rêver autre chose, un monde meilleur, un avenir différent. Distanciation, défamiliarisation, ces concepts conçus pour distinguer une littérature moderniste exigeante établie à la fin du XIXe siècle, sont devenus des outils et des effets moins formels que fictionnels, moins esthétiques que culturels (ou ontologiques, selon les approches) : ils désignent désormais non pas tant un approfondissement (creusant une complexité opaque) qu’un décalage (faisant percevoir clairement un propos). On peut regretter ce qui serait compris comme une perte de substance inhérente à la qualité artistique ; on peut aussi se réjouir que les œuvres de l’imagination fonctionnent encore, qu’elles tiennent leur rôle, autrement, pour de nouvelles générations et des publics plus nombreux, plus divers.
Cette revalorisation actuelle des cultures populaires et médiatiques, dominées par les genres de l’imaginaire, s’opère au nom de leurs usages et de leur utilité – les appropriations dont les œuvres font l’objet par leurs publics, leur permettant de se saisir des récits pour tenter de donner forme au futur collectif qu’ils désirent. Si on peut y voir l’instrumentalisation persistante du champ d’une part de la culture qui, délégitimée par son hétéronomie, se doit donc toujours d’être « au service » de quelque cause en dehors d’elle-même, une telle évolution lui assure une place centrale dans les débats contemporains, comme fer de lance d’un retour de l’éthique et du politique dans notre évaluation de la valeur des fictions.
Le critère de la pertinence s’impose en notre début de XXIe siècle pour justifier l’intérêt porté aux œuvres de l’art et de l’imagination. À l’évidence les jeunes chercheurs et chercheuses aujourd’hui – ceux et celles qui s’inscrivent en master, en thèse, qui organisent des séminaires ou des journées d’études – s’emparent avec avidité des questions de genre ou de canon, qui les passionnent et les connectent au monde qui les entoure. Les générations antérieures regardent en revanche avec perplexité ou méfiance des positions dont ils perçoivent la menace, jusqu’à les qualifier parfois de « censure morale » ou de « politiquement correct ». Je pense pour ma part que le monde doit changer et je suis une idéaliste ; je me réjouis de la re-politisation de la vie publique et du rôle qu’y gagnent les fictions : mais cette évolution qui peu à peu transforme les études littéraires en études culturelles fait peur à beaucoup et doit elle-même être interrogée, être considérée, dans son histoire, sa logique et ses enjeux, avec le respect et l’expertise qui s’imposent – ne serait-ce que pour ne pas être dupe des opérations de récupération que mènent en permanence les industries culturelles et les idéologues de chaque camp, en un pas-de-deux constant entre décalage et conformisme.
Entre la peur de l’aliénation par l’évasion, manipulée en sous-main par des maîtres du storytelling qui luttent pour notre temps de cerveau disponible (la nature commerciale des productions) et le fantasme d’une foule braillarde et désordonnée, tout juste capable d’oppositions violentes (l’arène politique virtuelle des publics), il importe de préserver l’enchantement nécessaire et de ne pas se livrer au seul air du temps. Ce qui fait le prix des genres de l’imaginaire, c’est en effet ce fameux espace des possibles, ce pas de côté libérateur, qui impliquent des oeuvres, qu’elles émanent de singularités créatrices ou de réflexions collectives, de maintenir et de renouveler constamment une distance, une ouverture, qui les placent toujours ailleurs que dans l’ici-et-maintenant, un peu plus loin, un peu à part. Pour que les autres mondes possibles des fictions de l’imagination demeurent des inspirations pour nos aspirations – car qui sait à quoi ressembleront nos avenirs ?
La fantasy est un genre empreint d’éthique.
Ce que (les auteurs de fiction) perdent en exactitude, ils le gagnent en vision, en intelligence de la perspective, et, paradoxalement, ils sont moins anachroniques, car au lieu d’être cramponnés aux méthodes et aux façons de voir de leur propre temps, ils sont capables d’empathie avec les peuples des temps reculés.
Je suis normalienne (École Normale Supérieure) et agrégée (titulaire d’un concours de l’agrégation), et c’est pour cette raison que j’ai pris ce « risque » de travailler sur la littérature de l'imaginaire. Les gens me le déconseillaient plutôt, avec un « parcours d’excellence » comme le mien, en me disant : « Ça risque de te nuire ». C’est beaucoup plus facile d’assumer ce genre de choix lorsque par ailleurs on a comme bagage un parcours qui permet de prouver aux gens qu’on n’est pas là juste pour le fun ni parce qu’on est fan, mais parce qu’il y a des choses intéressantes à dire sur ces objets d’études.
https://www.lagardedenuit.com/entretien-avec-anne-besson/
Depuis la nuit des temps, le monde des contes s'est coulé dans le lit de merveille.