Citations de Antonin Artaud (994)
Poète noir
Poète noir, un sein de pucelle
te hante,
poète aigri, la vie bout
et la ville brûle
et le ciel se résorbe en pluie
ta plume gratte au coeur de la vie.
Forêt, forêt, des yeux fourmillent
sur les pignons multipliés
cheveux d'orages, les poètes
enfourchent des chevaux, des chiens.
Les yeux ragent, les langues tonnent
le ciel afflue dans les maisons
comme un lait nourrissier et bleu,
je suis suspendu à vos branches
femmes, coeur de vinaigre dur.
L’on s’étonne dans les
quotidiens
et il y a cent mille quotidiens
qui ne molvent que des
balivernes
et qui donnent [chaque] jour
à la conscience
humaine
sa prolifique platée
de sottises, de cancans,
de fausses nouvelles,
on s’étonne que la vie
aille aussi mal
et qu’est-ce que c’est que la vie
qu’est-ce que c’est que le mal
dans la vie
qu’est-ce que c’est que le
mal de vivre,
le mal de vivre dans la vie,
et comment vivez-vous
tous dans votre vie
et qu’est-ce que vous y faites dans la vie
et à quoi vous sert-elle la vie
à quoi vous sert-il de vivre,
et pourquoi vit-on ?
Cahiers d'Ivry - février 1947 - mars 1948
Je ne sens la vie qu’avec un retard qui me la rend désespérément virtuelle.
LA RECHERCHE DE LA FECALITE
Là où ça sent la merde
ça sent l’être.
L’homme aurait très bien pu ne pas chier,
ne pas ouvrir la poche anale,
mais il a choisi de chier
comme il aurait choisi de vivre
au lieu de consentir à vivre mort.
C’est que pour ne pas faire caca,
il lui aurait fallu consentir
à ne pas être,
mais il n’a pas pu se résoudre à perdre
l’être,
c’est-à-dire à mourir vivant.
Il y a dans l’être
quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme
et ce quelque chose est justement
LE CACA.
(Ici rugissements.)
Pour exister il suffit de se laisser aller à être,
mais pour vivre,
il faut être quelqu’un,
pour être quelqu’un,
il faut avoir un OS,
ne pas avoir peur de montrer l’os,
et de perdre la viande en passant.
L'homme a toujours mieux aimé la viande
que la terre des os
C'est qu'il n'y avait que de la terre et du bois
d'os,
et il lui a fallu gagner sa viande,
il n'y avait que du fer et du feu
et pas de merde,
et l'homme a eu peur de perdre la merde
et, pour cela, sacrifié le sang.
Pour avoir de la merde,
c'est-à-dire de la viande,
là où il n'y avait que du sang
et de la ferraille d'ossements
et où il n'y avait pas à gagner d'être
mais où il n'y avait qu'à perdre la vie.
o reche modo
to edire
di za
tau dari
do padera coco
Là, l'homme s'est retiré et il a fui.
Alors les bêtes l'ont mangé.
Ce ne fut pas un viol,
il s'est prêté à l'obscène repas.
Il y a trouvé du goût,
il a appris lui-même
à faire la bête
et à manger le rat
délicatement.
Et d'où vient cette abjection de la saleté ?
De ce que le monde n'est pas encore constitué,
ou de ce que l'homme n'a qu'une petite idée du monde
et qu'il veut éternellement la garder ?
Cela vient de ce que l'homme,
un beau jour,
a arrêté
l'idée du monde.
Deux routes s'offraient à lui :
celle de l'infini dehors,
celle de l'infini dedans.
Et il a choisi l'infime dedans.
Là où il n'y a qu'à presser
le rat,
la langue,
l'anus
ou le gland
Et dieu, dieu lui-même a pressé le mouvement,
Dieu est-il un être ?
s'il en est un c'est de la merde
s'il n'en est pas un
il n'est pas.
Or il n'est pas,
mais comme le vide qui avance avec toutes les formes
dont la représentation la plus parfaite
est la marche d'un groupe incalculable de morpions.
"Vous êtes fou, monsieur Artaud, et la messe?"
Je renie le baptême et la messe.
Il n'y a pas d'acte humain
qui, sur le plan érotique interne,
soit plus pernicieux que la descente
du soi-disant Jésus-christ
sur les autels.
On ne me croira pas
et je vois d'ici les haussements d'épaule du public
mais le nommé christ n'est autre que celui
qui en face du morpion dieu
a consenti à vivre sans corps,
alors qu'une armée d'hommes
descendue d'une croix,
où dieu croyait l'avoir depuis longtemps clouée,
s'est révolté,
et, bardée de fer,
de sang,
de feu, et d'ossements,
avance, invectivant l'Invisible
afin d'y finir le JUGEMENT DE DIEU.
Et l'amour ? Il faut nous laver
De cette crasse héréditaire
Où notre vermine stellaire
Continue à se prélasser
L'orgue, l'orgue qui moud le vent
Le ressac de la mer furieuse
Sont comme la mélodie creuse
De ce rêve déconcertant
D'Elle, de nous, ou de cette âme
Que nous assîmes au banquet
Dîtes-nous quel est le trompé
O inspirateur des infâmes
Celle qui couche dans mon lit
Et partage l'air de ma chambre
Peut jouer aux dés sur la table
Le ciel même de mon esprit
Je méprise trop la vie pour penser qu’un changement quel qu’il soit qui se développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma détestable condition. Ce qui me sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l’ascétisme ne fait-il pas corps avec la véritable magie, même la plus sale, même la plus noire. Le jouisseur diabolique lui-même a des côtés d’ascète, un certain esprit de macération.
Ce qui vous a empêché de me répondre c'est le Démon qui vous tient assujetti à la sexualité.
Artaud, à Picasso.
J'ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi-même.
Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée.
«Je ne commanderai pas à mes désirs et à mes envies, mais je ne veux pas non plus qu'ils me conduisent, je veux être ces désirs et ces envies»
Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l'enfer.
La vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière. L’esprit de l’homme est malade au milieu des concepts. Ne lui demandez pas de se satisfaire, demandez-lui seulement d’être calme, de croire qu’il a bien trouvé sa place. Mais seul le Fou est bien calme.
Il est venu un temps, martèle-t-il, ou il fallut choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné évident.
Toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons. Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.
L’imbécilisation, l’infantilisation retardée ou au contraire le gâtisme précoce sont parmi les plus efficaces moyens d’action dont se servent tous les adeptes de la parturition à distance pour imposer à un homme leurs volontés. Et leurs volontés sont de me voir abdiquer moi-même et céder dans mon propre corps ma place à Monsieur tout le monde.
Le monde au début était tout à fait réel, il sonnait dans le cœur humain et avec lui. Maintenant le cœur n'y est plus, l'âme non plus parce que Dieu s'en est retiré. Voir les choses c'était voir l'Infini. Maintenant quand je regarde la lumière, j'ai du mal à penser à Dieu.
De plus, on ne se suicide pas tout seul.
Nul n’a jamais été seul pour naître.
Nul non plus n’est seul pour mourir.
Mais, dans le cas de suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie.
Et je crois qu’il y a toujours quelqu’un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie.
Quand je suis malade, c’est que je suis envoûté, et je ne peux pas me croire malade si je ne crois pas, d’autre part, que quelqu’un a intérêt à m’enlever la santé et profite de ma santé.
Van Gogh aussi croyait qu’il était envoûté, et il le disait.
Je dédie ce livre au mânes d'Apollonius de Tyane, contemporain du Christ, et à tout ce qui peut rester d'Illuminés véridiques dans ce monde qui s'en va ;
Et pour bien marquer son inutilité, je le dédie à l'anarchie et à la guerre pour ce monde ;
Je le dédie enfin aux Ancêtres, aux Héros dans le sens antique et aux âmes des Grands Morts.
Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court, sans forme et sans texte.