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Citations de Camilla Sten (75)


Lorsque nous accostons, la coque heurte le ponton et de l'eau jaillit par-dessus bord et arrose mon jean. Ce choc froid réveille mes cauchemars.
Un bain gris et gelé. Une fumée brûlante qui m'emplit la gorge, comme du feu embrasant mes poumons. Et la surface tout en haut, si loin.
Depuis des semaines, je rêve chaque nuit que je me noie.
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Je traverse la place sur la pointe des pieds, le plus silencieusement possible. Je ne m'explique pas pourquoi. Si quelqu'un est suffisamment proche pour entendre mes pas, il ou elle doit pouvoir me voir aussi. Mais les instincts primaires font fi des arguments logiques ; ils veulent se faire tout petits, muets, se recroqueviller, se faufiler dans une cachette et disparaître.
Du gibier.
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L'angoisse est froide ; elle a de longs ongles.
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Il ne lui ont pas encore donné de prénom, lui avait raconté Elisabet. Il va falloir qu'ils se dépêchent. La fillette a près de trois mois. Un enfant ne peut pas rester longtemps sans nom.
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Le cours d'eau d'un rouge cuivré coule entre les habitations et se jette dans le petit lac auquel le village doit son nom. Silvertjarn, le lac d'argent. Peut- être était-il argenté, jadis, mais aujourd'hui il est noir et lisse comme un vieux secret.
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Quelques faits sur la mer Baltique
Il s’agit d’une des mers les plus polluées au monde.
90 millions d’habitants vivent dans les neuf pays qui l’entourent.
Les trois problèmes les plus graves sont le rejet de polluants toxiques, l’eutrophisation et la surpêche.
Il s’agit d’une petite mer intérieure, d’une profondeur moyenne de 55 mètres seulement (contre 1500 mètres pour la Méditerranée, par exemple). Voilà pourquoi elle est particulièrement sensible à la pollution.
L’eau de la Baltique met trente années à se renouveler.
Sur les plages de Suède, on trouve 133 déchets tous les 100 mètres.
Une bouteille en plastique peut résister 450 ans dans l’eau.
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J’enfonce les doigts dans les poils rêches de Bellman et je ferme les yeux. L’animal ne bouge pas. Après un long moment, je me relève et lui caresse le museau.
- Allez viens, on rentre à la maison. Ça suffit pour aujourd’hui.
Tandis que nous nous éloignons, j’entends des buissons frémir derrière nous. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Je cours jusqu’à la maison, Bellman à mes côtés, qui aboie joyeusement, croyant que c’est un jeu.
J’espère qu’il a raison.
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La neige n’est pas très épaisse, au maximum vingt centimètres lorsqu’elle est entassée en congères, mais elle est dure, glacée. Nous marchons avec précaution. Ma plaie au menton me fait encore suffisamment souffrir pour me rappeler de regarder où je mets les pieds.
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Y a-t-il une odeur de neige ? Ou de sang ?
Ce n'est pas la réalité. Ce n'est pas la réalité.
Je dois retrouver un ancrage. Me rappeler où je suis, m'enraciner dans le présent.
Mais dans le présent, je suis perdue dans une tempête de neige, ma tante a disparu dans la nuit, mon avocat est mort de froid et oui, j'entends bien quelque chose, et ce n'est pas le vent, ce ne sont pas les branches qui craquent, ce n'est pas ma respiration ou mon cœur qui s'emballe, non, on dirait…
Des pas.
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Personne ne voulait leur donner de nom, de peur de leur attribuer de la force. Nommer quelque chose, c'est reconnaître son pouvoir.
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Être réveillé par un cri, c’est comme briser un verre entre ses doigts: c’est rapide comme l’éclair et douloureux.
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Österman m'a toujours fait penser à l'un de ces arbres courbés par les intempéries, qui poussent sur les îlots de l'archipel. Un corps fort et noueux, mince, presque décharné, et marqué par le vent qu'il affronte sans cligner des yeux. Je ne l'ai jamais vu autrement qu'avec son ciré bleu et ses cheveux argentés coupés court.
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Le domaine de Haut-Soleil est un drôle d'endroit. Je sens les vestiges de l'intérieur agréable et soigné, des dîners tardifs, des alcools forts dans les verres en cristal scintillant, des pieds d'enfants sur des tapis moelleux, mais bien que tout soit propre et bien lustré, le silence qui y régnait pèse encore. Personne ne vit plus ici depuis longtemps. Nous ne sommes que des visiteurs. Les meubles élégants jurent avec les murs nus aux papiers peints jaunis, les hautes fenêtres qui donnent sur la pénombre dehors.
C'est une maison qui attend.
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(Les premières pages du livre)
ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.

ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.

ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.

PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel.
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Les chaises de la cuisine sont d'un turquoise éclatant. Cela fait toujours sourire les gens qui leur rendent visite. C'est inattendu, tout comme le vert de la porte d'entrée. Elsa raffole de couleurs. Si elle pouvait décider, toute la maison déborderait de couleurs, du bleu, du violet, du rouge, de l'orange et du turquoise, mais ça donnerait une impression complètement dingue. Alors elle s'en est tenue à une touche ça et là.
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Je fixe la surface de l’eau. Ou plutôt, j’essaie. Avec l’épais brouillard qui engloutit la mer, on n’y voit pas à plus de deux mètres. Mon souffle résonne plus fort que d’habitude, comme si j’étais enfermée dans un espace clos. C’est à cause de la brume. J’ai beau le savoir, je ne trouve pas ça moins étrange.
Elle inonde tout. Elle isole tous les bruits et enveloppe le monde dans du coton, un duvet non pas blanc et doux mais froid et humide, une masse grisâtre, mouillée, qui étouffe le reste. J’ai l’impression de ne pas avoir été au sec depuis des semaines, l’humidité se glisse dans mes vêtements et me plaque les cheveux sur le front. Même mon blouson ne parvient pas à sécher, alors que je l’accroche au-dessus du radiateur dès que je rentre de l’école.
Tandis que je marche vers le ponton, les cailloux de la plage crissent sous les semelles de mes bottines. Je plonge mon regard dans la brume, dans l’espoir vain de voir quelque chose à travers l’air chargé de gouttelettes. Le bateau-bus ne devrait-il pas être arrivé ?
Voilà bientôt près de trois semaines que ça dure. Par moments, le voile semble sur le point de se dissiper, et chaque fois j’entends quelqu’un lancer une banalité irritante, du style : « Là, regardez, enfin ! » Mais le nuage ne se lève pas. Il s’allège simplement pour s’épaissir de plus belle, nous laissant errer comme des fantômes dans un monde irréel, où les bruits sont étouffés et les contours, floutés.
Je me force à ne pas penser d’où vient ce brouillard. Ni à quel point il est surnaturel.
Il y a quelques jours, ils en ont même parlé aux infos. Maman a bien voulu que je regarde pendant le dîner. Le journaliste a interrogé un gros bonhomme avec des lunettes rectangulaires, qui a parlé du réchauffement climatique, de la pollution atmosphérique et de la grave pollution de la mer Baltique. Tout ça pourrait avoir un lien avec cette étrange météo, disait-il, sans donner d’explication plus claire.
En conclusion, le journaliste lui a demandé :
– Que peut-on dire avec certitude des raisons de ce phénomène ?
Le bonhomme a lâché un rire, remonté ses lunettes sur son nez et répondu :
– Avec certitude ? On peut dire que c’est… très étrange. Un écart statistique jamais observé jusque-là.
Je crois entendre le bruit du moteur, tends l’oreille, mais rien. Où est passé le bateau-bus ? Österman devrait être là depuis longtemps. Je vais être en retard à l’école.
Impatiente, je donne un coup de pied dans un caillou et le regarde voler puis tomber presque sans bruit dans l’eau.
Si seulement je pouvais retirer mon blouson et mon jean, et me glisser dans la mer. Sous la surface, tout est vivant, rien n’échappe à mon oreille. Je perçois les sons, les sens sur ma peau, les flaire. J’entends les bateaux qui sillonnent les bras de mer entre les îles de l’archipel et les ferries pour la Finlande qui s’acheminent vers la Baltique. Je sens même le souffle des algues oscillant dans le courant, et les bancs de petits poissons filant dans toutes les directions.
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Lorsque le petit bateau à voile s’écarta du ponton, le temps était calme, mais des nuages bas planaient à l’horizon. Ils emmenaient leur fille en mer pour la première fois.
– On est sûrs que c’est prudent ?
L’homme interrogea sa femme du regard. Elle répondit en opinant doucement. Elle connaissait bien la mer et voulait que sa fille apprenne à l’aimer. L’enfant dormait, abandonnée dans ses bras. L’eau était claire et lisse.
Le ponton disparut rapidement derrière eux. Le premier
coup de vent se fit à peine sentir. Il n’était que quinze heures, mais le soleil semblait sur le point de se coucher. Les vagues se levèrent peu à peu, déchirant la surface de l’eau et battant la coque du navire. L’écume éclaboussait la cabine, les voiles se gonflaient, prêtes à craquer.
La femme serrait sa fille fort dans ses bras. À présent,
une odeur glaciale annonçait la pluie. La petite se réveilla et regarda autour d’elle de ses grands yeux gris. Le ciel s’assombrit d’un coup.
– On doit faire demi-tour ! cria l’homme pour couvrir
les sifflements du vent.
Cette fois, la femme approuva d’un vif hochement de tête, serrant sa fille plus fort encore. La petite, enveloppée dans une couverture, ne bougeait pas un cil. On eût dit qu’elle flairait le danger. L’homme tenta de virer de bord, mais la tempête les avait trouvés. La pluie tombant à verse fouettait les voiles. La fillette gémit et se tortilla dans les bras de sa mère.
Il était trop tard pour revenir.
La mère entonna une chanson, mais le vent cinglant
avalait la mélodie. Les vagues grossissaient, menaçant
d’engloutir l’embarcation.
– Je ne vois plus rien ! s’écria l’homme.
Sa voix se noya dans les hurlements de la tempête. La mère se redressa pour regarder au loin, tout en pressant l’enfant contre sa poitrine. Quelques secondes plus tôt, elle apercevait encore les îles qu’elle connaissait depuis son enfance. Mais à présent, elle ne discernait plus rien. Dans la pénombre, les îles avaient disparu. L’horizon et le ciel s’étaient transformés en une grande nuée grise.
Un décor inconnu et effrayant.
La peur s’abattit sur elle comme une lourde pierre.
– Attendons que ça se lève ! s’écria-t-elle. Essaie de
nous mettre à l’abri !
Le bébé hurlait.
Pendant un instant, le temps sembla s’arrêter. Une vague passa par-dessus le bastingage, telle une créature maléfique déchaînée. La femme vit le fond du bateau disparaître sous ses pieds et le voilier chavira. Jamais le rythme du monde ne lui avait semblé si rapide et si lent à la fois.
Elle sombra dans le chaos, cernée d’eau et de grondements. Elle remonta à la surface après quelques
secondes. Sans même qu’elle en ait conscience, des cris
s’échappèrent de sa bouche :
– Où est-elle ? hurlait-elle, encore et encore, d’une
voix éraillée.
L’homme plongea dans les profondeurs à la recherche de l’enfant. La femme s’élança à son tour, se débattant dans les courants et se forçant à ouvrir les yeux dans l’eau noire et glaciale. Plus la cruelle réalité s’insinuait en elle, moins elle pouvait l’accepter.
La mer lui avait pris sa fille.
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– Je suis Ivar Henriksson, se présente le brun. Et voici Daniel, Daniel Berggren, ajoute-t-il en désignant son collègue qui s’est installé à côté.
– Mes parents ne sont pas censés être là pendant que vous me posez des questions ? remarqué-je.
Si je fais semblant de connaître les règles, c’est pour avoir l’air plus âgée et surtout éviter de montrer qu’ils m’effraient.
Ivar esquisse un sourire. Son expression est moins forcée que celle de Maria.
– On les a appelés, précise-t-il. Ta mère est en chemin, mais on s’est dit qu’en l’attendant on pourrait commencer.
– Commencer quoi ?
– Nous ne pensons pas que tu aies fait quoi que ce soit, Tuva, répond Ivar. Nous voudrions simplement savoir ce qui s’est passé tout à l’heure.
– Donc, ce n’est pas un interrogatoire ?
Ma voix est plus aiguë que d’habitude. Je serre les mâchoires à m’en faire mal.
Ivar hausse les épaules.
– Pas besoin de mettre un nom là-dessus, commente-t-il. On veut juste t’entendre nous dire ce qui est arrivé dans la forêt, ce dont tu te souviens. Si tu vois ça comme un interrogatoire, disons que c’en est un.
Ce n’est pas vraiment une réponse.
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L’eau nous parle elle dénonce à demi-mot le crime que les hommes commettent contre la nature. Tout est pollué, souillé, gâché.
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Il est plus facile d'avoir de l'empathie pour les morts, pour des victimes de tragédies disparues depuis longtemps. Cela n'exige pas grand-chose. C'est de la compassion bon marché.
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