Christy Lefteri

Je partageais une chambre avec dix hommes.Afra me manquait.C'était la première fois depuis des années que je ne m'endormais pas à côté d'elle.Sa respiration silencieuse me manquait.Son cœur qui battait sous ma main me manquait. J'avais le sommeil léger. Je pensais à ma femme.
( p.88)

Un jour, Nisha a disparu et elle s'est transformée en or.
Elle s'est transformée en or dans les yeux de la créature qui se tenait devant moi. Elle s'est transformée en or dans le ciel matinal et dans le chœur des oiseaux. Plus tard, je l'ai reconnue dans la mélodie chatoyante de la domestique vietnamienne qui chantait chez Theo. Et puis dans les visages et les voix de toutes les femmes de ménage qui ont déferlé dans les rues comme un fleuve en colère, exigeant d'être vues et entendues.
C'est là que vit Nisha désormais. Mais revenons un peu en arrière. Il faut revenir en arrière.

"La vérité se trouve dans la terre, le chant des oiseaux, le rythme et le murmure des animaux. Si tu veux la voir et l'entendre- uniquement si tu le veux-, elle est là."

Une fois, elle m'a dit: "Les enfants découvrent le monde à travers nos yeux
S'ils y lisent du bonheur, de la joie ou de l'amour, ils savent que tout cela existe."
Je compris que c'était son cadeau à ma fille. Aliki avait appris à voir le monde à travers le regard de Nisha.

Assis à côté de l'animal mort, je pleurai comme je n'avais pas versé de larmes depuis que j'étais enfant. Je pleurais parce que j'aimais Nisha, parce qu'elle me manquait et que j'avais peur pour elle. Je pleurais sur cette créature dont la vie avait été interrompue sans raison. Je pleurais à cause du regard qu'elle m'avait lancé en expirant, et du massacre inutile de tous ces animaux.

Allongé dans le noir, je pensais à Nisha, à la manière dont elle s'était accrochée à moi, le soir où elle avait perdu le bébé. On pouvait perdre quelqu'un de multiples façons, c'était l'une des choses qu'elle m'avait apprises.

J'assistais à tout cela dans un état second. J'étais absente. Mon esprit était resté coincé dans la vie que nous avions prévue. J'étais incapable d'assimiler cette nouvelle réalité.

Là où il y a de l'amour, il y a un refuge pour la tristesse.

Ces femmes étaient habituellement confinées dans nos maisons, accaparées par nos corvées domestiques. Je songeai que l'émancipation des unes reposait trop souvent sur la servitude des autres.

Une seule fois, j'entendis mon père parler avec sa voix d'avant - une voix sincère et bienveillante -, et ce fut pour dire qu'il avait tué un ami au combat. Il ne nous avoua jamais son nom.
Ces années d'après-guerre m'ont appris une leçon que je n'ai pas oubliée: on pouvait se renfermer en soi-même et, comme mon père, ne jamais retrouver la sortie.

- Il faut manger et il faut vivre, poursuivit-il. Mais il faut aussi préserver sa dignité et son identité. Quoi qu'on ait à faire pour survivre, on peut respecter la terre et les animaux qui vivent dessus. Souviens-toi de ça. C'est la règle la plus importante au monde.

Quand l'abeille frétille devant les alvéoles, l'angle de son corps indique dans quelle direction se trouvent les fleurs par rapport au soleil. J'aurais voulu avoir moi aussi quelqu'un pour me guider, pour me dire quoi faire et où aller, mais je me sentais irrémédiablement seul.

Parfois, la terre nous parle. Elle nous transmet un message. Encore faut-il être capable de la regarder et de l’écouter avec notre âme d’enfant. Mon grand-père m’avait appris à déchiffrer son langage.

Ce roman nous parle de migrations et de frontières, de la quête de liberté et du piège qui se referme sur ceux qui cherchent une vie meilleure. Il nous parle d'un racisme systémique qui souvent s'ignore et s'appuie sur des préjugés et des idéaux nationalistes. Il nous parle de la façon dont nous pouvons apprendre à voir chaque être humain comme nous nous voyons nous-mêmes.

Une seule fois, j’ai entendu mon père parler avec savoir d’avant ‑une voix sincère et bienveillante‑, et ce fut pour dire qu’il avait tué un ami au combat. Il ne nous avoua jamais son nom.
Ces années d’après guerre m’ont appris une leçon que je n’ai pas oubliée : on pouvait se refermer en soi-même, et, comme mon père, ne jamais retrouver la sortie.

Avant la crise de 2008, la Laiki banque était en plein essor. elle s’apprêtait à devenir le véhicule d’investissement européen pour le fonds d’état de Dubaï et elle a joué un rôle pivot dans l’industrie des services financiers de Chypre. Elle accueillait à bras ouverts les nouveaux entrepreneurs russes qui arrivaient avec des valises remplies de billets et créaient sur l’île des sociétés administrées par des avocats et des comptables locaux. Les transferts d’argent entre la Russie et Chypre avaient atteint des montants astronomiques. La banque avait même géré les affaires de Slobodan Milosevic. Dans les années 1990, son gouvernement avait transféré des milliards de dollars en espèces par notre intermédiaire, en dépit des sanctions des Nations Unies.
Son expansion agressive en Grèce fut fatale à la Laiki. Le bilan était sous-capitalisée au moment de la crise financière mondiale et ce fut la dégringolade. La banque fut démantelée. Je perdis mon emploi, mes économies et ma femme ‑dans cet ordre.

Si tu me demandes combien font 7 fois 9, je sais que la réponse commence par 6. Et que le second chiffre, c’est toujours celui d’avant, moins 1. Par exemple, 8 fois 9 font 72, 7 et 2.

"𝗠𝗮𝗶𝘀 𝗹𝗲 𝘀𝗶𝗹𝗲𝗻𝗰𝗲 𝘀𝗼𝗻𝗻𝗮𝗶𝘁 𝗳𝗮𝘂𝘅. 𝗜𝗹 𝗺𝗮𝗻𝗾𝘂𝗮𝗶𝘁 𝗹'𝗲𝗰𝗵𝗼 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝘃𝗶𝗲."

Il y a chez Lucy Fisher une légèreté que j’apprécie. Elle est organisée et fière de l’être. Quand les choses ne vont pas comme elle veut, elle s’enflamme et elle devient belle. Je me demande si elle en est consciente. À cet instant, toutefois, elle est calme et son visage est ordinaire. Elle me fait penser à une présentatrice de journal. Sa voix aussi. Lorsque je songe à sa réaction la dernière fois, j’essaie d’imaginer le nombre de personnes avec qui elle a travaillé, combien elle en a renvoyé chez elles, combien de questions les gens lui ont posées, la manière dont tous doivent se raccrocher à elle comme si elle était un canot de sauvetage sur une mer démontée.

Il y avait des familles entières qui erraient dans les rues, parfois pieds nus, s’asseyant sur le trottoir quand elles étaient fatiguées de marcher. D’autres migrants proposaient des chargeurs de téléphone, des gilets de sauvetage ou des cigarettes, espérant gagner assez pour partir d’ici.
Il m’arrivait d’oublier que j’étais l’un d’eux. Comme les chiens, je retournais tous les jours au même endroit, sur le même banc, et je regardais les taxis jaunes tourner autour des coquelicots rouges du rond-point. Je humais les fumets alléchants des rôtisseries et des kebabs avec leurs tournebroches et leurs feux de bois ; je respirais l’odeur des petits pains au sésame tout juste sortis du four ou dans les chariots des vendeurs ambulants sur la place.