Enseveli
dans un rêve de fleurs —
je voudrais mourir à l’instant!
(Ochi Etsujin)
L'esthétique japonaise ne repose pas sur une différenciation entre beauté et laideur mais plutôt entre fugitif (hakanai) et permanent : réintégrer dans le renouvellement éternel des saisons, où s'inscrivent nos brèves existences humaines, les instants vécus, les choses vues, en établir des listes, afin d'en prolonger la trace. En peindre les détails avec le plus d'exactitude possible.
J’ai fermé les yeux –
derrière mes paupières aussi
les montagnes endormies
Kinoshita Yûji
Lune froide -
le vent de la rivière
aiguise les rochers
Miura Chora
Je voudrais tant partir
coiffée de lune
sous le ciel vagabond
Tagami. Kikusha-ni
Selon Bashô, un poème achevé doit révéler - dans le même temps - l'immuable, l'éternité qui nous déborde (fueki) et le fugitif, l'éphémère qui nous traverse (ryûko). Le haiku tremble et scintille alors comme un instant-poème, une étincelle jaillie de la confrontation permanente entre le présent et l'éternité, un minuscule aérolithe de modestie à l'échelle du cosmos.
Couvert de papillons
l’arbre mort
est en fleurs !
Kobayashi Issa
Sur la branche écorchée
du couchant
un corbeau s'est perché
Matsuo Bashô
Sur une pierre
La libellule
rêve en plein jour
Taneda Santôka
A la tombée du soir
un crapaud
vomit la lune !
Masaoka Shiki
Pluie de nacre
sur les tables —
les pruniers perdent leurs fleurs
(Yosa Buson)
Nuit brève -
Combien de jours
Encore à vivre ?
Masaoka Shiki
Autrefois dans les villages, on priait les dieux pour obtenir de bonnes récoltes à l’équinoxe de printemps. A l'équinoxe d'automne, on leur adressait des remerciements. Le printemps n'est donc pas dénué d'une certaine angoisse du lendemain, tandis que l'automne représente la saison de la plénitude.
A l'aube
soufflent les baleines
dans l'écume givrée.
Katô Gyôdai
Le loup !
rien qu'à voir ses crottes
on tremble de froid
« Ne lis pas trop, tu as t’abîmer les yeux. »
Je n’ai jamais ajouté foi à cette phrase, souvent entendue dans mon enfance. Il n’y a aucun lien de causalité entre la mauvaise vue et l’amour des livres. L’une comme l’autre procèdent d’un même besoin de vivre dans l’imaginaire, de ne pas se laisser submerger par la réalité environnante, lire est une manière de s'échapper, la myopie une façon de détourner le regard. (Page 16)
La ville elle-même, dans son écrin de montagnes, a toujours une grâce indicible : les innombrables jardins, que l'on n'a jamais fini de découvrir, la féerie des mousses, des érables et des ginkgos à l'automne, le rose vaporeux des cerisiers au printemps, les avenues spacieuses le long desquelles on file à vélo, la rivière Kamo, surplombée de terrasses où il fait bon dîner les soirs d'été. Sur les berges se croisent familles, étudiants, amoureux, retraités. Les uns promènent leur chien, d'autres font du jogging, jouent de la musique, ou contemplent, assis sur un banc, le ballet des aigrettes et des buses, les canards au fil de l'eau, les collines bleues toutes proches. Le canal de Kiyamachi, bordé de saules et de cerisiers, traversé de petits ponts, offre un choix inépuisable de petits bars à saké, clubs de jazz, cafés, restaurants, branchés ou traditionnels, fréquentés par la jeunesse locale (car Kyoto est une ville étudiante, qui abrite entre autres la très réputée Université de Kyoto). Nicolas Bouvier avait raison : cette ville est bien "une des dix au monde où il vaut la peine d'avoir vécu".
Autour de ma cabane
Les grenouilles rabâchent ---
Tu vieillis tu vieillis
Kobayashi Issa
L’averse d’été
Tambourine
Sur la tête des carpes !
Masaoka Shiki
Ciel bleu d'hiver -
dire que je vais mourir
avant ma mère
Sôma Senshi
[Pensée pour Florence]