« J'ai été aventurier, voyageur, courtisan, soldat, mais ma vie s'est ensuite résumée à cette seule activité : attendre. »
« Demain » m'a interpellée par sa superbe couverture qui rappelle les portraits animaliers de Thierry Poncelet. On peut y voir Champion, le chien du roman, élégamment vêtu. On ne peut que remarquer son port de tête aristocratique, digne et fier, son expression noble et attentive.
Le synopsis du livre a fini de me convaincre.
Cette histoire est insolite et je dirais même unique.
Ce qui m'a beaucoup plu, c'est l'originalité du procédé narratif. Damian Dibben a fait très fort en choisissant comme narrateur un chien, mais pas n'importe quel chien.
Un chien devenu immortel.
« Les gens qui ont des chiens en perdent plusieurs au cours de leur vie. Moi, je suis un chien qui a perdu des gens. le temps m'a pris tout ce que j'aimais. »
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Dès le prologue, le lecteur est plongé dans une atmosphère étrange et mystérieuse.
Le récit débute en effet par la découverte d'une épave échouée sur la grève et tout contre, le corps d'un homme, rejeté par la mer. Nous sommes en 1602, à Elseneur au Danemark.
La réaction du Maître, mélange d'inquiétude, de panique et de soulagement, rend la scène déconcertante, sinistre et même inquiétante. Cet homme mort, son maître le connaît, on en a l'intime conviction et cette scène infuse dans l'esprit du lecteur l'image d'une ombre menaçante, un danger qui rôde.
L'auteur a un vrai talent pour installer une atmosphère singulière et impénétrable qui se déroule à travers le regard de l'animal.
Le choix d'un chien comme narrateur rend le récit particulièrement touchant. Il apporte une ambiance chaleureuse, affectueuse, tendre.
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Champion incarne l'animal de compagnie par excellence, à la fois fidèle et dévoué. Ce qui frappe dès le départ, c'est la complicité, la confiance et l'amour entre l'homme et son chien.
« Ce n'est pas là ma famille. C'est mon âme. Que serais-je sans mon champion ? »
Champion ne parle pas, mais il nous rapporte ce qu'il voit, entend, perçoit, flaire, sent, ou ressent. Comme tous les chiens, il joue de la truffe et tend les oreilles, attentifs à son maître, à son environnement.
Grâce à son instinct et ses sens plus développés que les nôtres, nous nous imprégnons de ses perceptions animales, des bruits et des odeurs ambiants, des phéromones que dégagent les corps. Nous observons ce qui se passe et nous ressentons avec plus d'acuité, les émotions comme la peur, la tristesse, l'affection. Nous sommes à même de lire les expressions faciales et les variations émotionnelles de son maître.
Son grand âge le rend plus sage que ses congénères. Mais parfois, je l'ai trouvé un peu trop humain. Ses réflexions philosophiques sur la loyauté, l'immortalité, l'éthique, l'art, la vie, la mort, l'absurdité de la guerre, ses principes moraux quant à la non-consommation de chair animale m'ont un peu embarrassée.
L'immortalité est un thème qui revient souvent, avec cette question sous-jacente : accepterions-nous la vie éternelle si on nous l'offrait ? Est-ce un cadeau inestimable ou au contraire une souffrance éternelle qui ressemblerait au « sort de Prométhée, enchaîné à un rocher, et dont un aigle dévorait le foie tous les jours, encore et encore" ?
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Un jour, son maître disparaît mystérieusement à l'intérieur de la Basilique Santa Maria de Venise.
« Si nous nous perdons de vue à l'intérieur, mon champion, attends-moi sur ces marches, là, près de cette porte. »
Cent-vingt-sept ans après la disparition de son maître, le chien attend toujours le retour de son maître sur les marches de la Basilique. Et nous sommes face à sa douleur d'avoir perdu son maître.
« Reviens-moi. Je ne suis pas aussi fort que la lune. Mon coeur ne peut plus endurer ce calvaire. Je n'ai rien d'autre au monde que toi. Reviens, mon maître bien-aimé. »
Mais un événement imprévu va lui faire quitter Venise pour le retrouver.
« … j'étais certain, au plus profond de moi, qu'un jour mon maître reviendrait. Car si j'étais en vie, il devait encore être de ce monde, lui aussi.»
Avec cette senteur qu'il recherche désespérément parmi toutes les autres, l'odeur de son maître, mélange de « vaste forêt au coeur de la nuit, parchemin épais, fragrance de pin subtile comme un murmure ».
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La chronologie du récit n'est pas linéaire. Cette histoire fascinante rebondit entre passé et présent, rendant la lecture addictive par ses accrocs dans le temps.
Ses souvenirs nous emmènent dans des grandes cours européennes comme Venise, Londres, Elseneur, Amsterdam, Madrid, Versailles.
Le chien traverse ainsi les siècles, les époques, les royautés et est témoin de la splendeur de Venise, des horreurs de la guerre et de la barbarie des hommes.
« Je n'aimais pas cet endroit ni ces hommes, et la puanteur menaçait de me rendre malade : c'était le parfum cru de la sueur masculine, que la fatigue et la peur avaient fait fermenter jusqu'à le transformer en remugle écoeurant, rappelant celui des cerises pourries ou des lys décomposés. »
Au fil du récit, se dessine et se rapproche doucement cette ombre inquiétante, un homme charismatique, malfaisant et sournois, l'ennemi juré de son maître.
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Le cadre historique est passionnant.
Le récit glisse entre son époque actuelle, le XIXe siècle à Venise, et la vie qu'il menait avec son maître avant de le perdre. Les aspects historiques du roman sont captivants, car l'homme et son chien sont témoins des grandes avancées de la Renaissance et du siècle des Lumières, mais aussi de la violence extrême des guerres napoléoniennes.
Je ne vous l'ai pas dit, son maître était à la fois médecin, alchimiste, apothicaire, et astronome. D'où sa présence sur les champs de bataille.
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L'écriture est poétique, simple, agréable et fluide.
Le style sait parfaitement s'adapter entre moments philosophiques, ambiances visuelles marquantes et émotions.
Elle décrit merveilleusement bien les nombreuses ambiances. Celle-ci en particulier :
« Les festivités de Noël prenaient place sur un promontoire de granit, au bord de l'eau. Les villageois, baignés par la lueur des lanternes, dansaient et festoyaient. L'argent de l'aurore recouvrait la vallée. La neige tombait, à flocons si délicats qu'on aurait cru voir des étoiles détachées du ciel, et le lac gelé était comme un serpent de verre, ondulant vers l'obscurité profonde des montagnes. »
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C'est donc une histoire bien étrange que signe Damian Dibben. A la fois fiction historique et roman fantastique, ce livre ne plaira pas à tout le monde.
C'est une très belle histoire d'amitié entre un homme et son chien qui traverse le temps et l'histoire.
Mais le trait le plus original est sans aucun doute le récit raconté à hauteur de chien. Ce procédé narratif constitue une approche très intéressante de la nature humaine, même si l'auteur prête trop de pensées humaines à Champion, d'après moi. Ce n'est bien sûr que mon avis, et je vous engage à lire ce roman pour vous faire votre propre opinion.
« Demain est un autre jour. »
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