Citations de Elie Wiesel (319)
Ambitieux et naïfs, nous aspirions à plus haut, à plus grand. Nous fuyions le simple, le facile. Nous ne savions pas encore que le défi, au-delà d'une certaine limite, devient piège et artifice.
Nous étions à l'âge où le moindre événement se confronte aux problèmes métaphysiques immuables.
Le Mur, proche et mystérieux, semble aspirer nos ombres changeantes.
La peur : née de la guerre, elle survit à la guerre. On n'en discute qu'après, tout le monde sait cela. Chez les illuminés elle conduit à l'extase, chez les fous à l'abîme. Les mendiants, eux, s'amusent à la glorifier en jurant, et c'est en jurant aussi qu'ils l'exorcisent.
Les deux vieillards croient que le monde n'a pas changé ; c'est là leur folie. Moi, en revanche, je contemple ma ville en étranger, et c'est ma folie à moi.
S'il crie, c'est pour appeler la peur.
L'automne, chez nous, s'en va à contrecœur ; tout ce qui vit s'efforce de le retenir.
Les pauvres, ils riaient de plus en plus fort, mais leurs visages restaient fermés au rire, hostiles au rire.
Le retour prit des allures de songe. J'errai dans mon quartier, dans mon enfance, je rôdai devant ma maison ; près du porche dans la cour, un chien aboyait, comme pour chasser les revenants.
Derrière les remparts, sous les tourelles, les ombres, par meutes entières, se regroupent en silence.
- J'ai vu beaucoup de morts, dit Anshel comme pour s'excuser. J'en ai piétiné quelques-uns. C'était la guerre, quoi. Je n'avais pas le choix. Je fonçais sans regarder. Pour moi, la guerre n'avait pas de visage. Pour moi, la guerre était une bête qui tuait des hommes en leur arrachant le visage. Maintenant, ils se vengent. J'en vois trop.
De son minaret, le muezzin appelle les fidèles à la prière. Touristes et guides remontent dans leurs voitures. Les dévots, devant le Mur, psalmodient ou se taisent en se balançant. La chaleur dormante commence à se déplacer. L'étau se relâche, on peut respirer. Le jour baisse et s'éteint derrière un voile pourpre recouvrant les cimes des arbres.
Pour moi, c'est aussi un petit bourg perdu quelque part en Transylvanie, au fond des Carpathes, où un enfant juif, épris de mystère autant que de vérité, apprend le Talmud qui l'éblouit par la richesse, la mélancolie de son univers de légende.
La gloire et la richesse ? Trop faciles à acquérir. Recevoir est plus difficile. Les pauvres de Jérusalem resteront pauvres jusqu'à la fin de leurs jours.
Trois jours après la libération de Buchenwald, je tombai très malade: un empoisonnement. Je fus transféré à l’hôpital et passai deux semaines entre la vie et la mort. Un jour je pus me lever, après avoir rassemblé toutes mes forces. Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto. Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus
(p. 178)
Un groupe d'ouvriers et de curieux s'était rassemblé le long du train. Ils n'avaient sans doute jamais vu un train avec un tel chargement. Bientôt, d'un peu partout, des morceaux de pain tombèrent dans les wagons. Les spectateurs contemplaient ces hommes squelettiques s'entretuant pour une bouchée.
Un morceau tomba dans notre wagon. Je savais d'ailleurs que je n'aurais pas la force nécessaire pour lutter contre ces dizaines d'hommes déchaînés ! J'aperçus non loin de moi un vieillard qui se traînait à quatre pattes. Il venait de se dégager de la mêlée. Il porta une main à son cœur. Je crus d'abord qu'il avait reçu un coup dans la poitrine. Puis je compris : il avait sous sa veste un bout de pain. Avec une rapidité extraordinaire, il le retira, le porta à sa bouche. Ses yeux s'illuminèrent; un sourire, pareil à une grimace, éclaira son visage mort. Et s'éteignit aussitôt. Une ombre venait de s'allonger près de lui. Et cette ombre se jeta sur lui. Assommé, ivre de coups, le vieillard criait :
- Méir, mon petit Méir ! Tu ne me reconnais pas ? Je suis ton père... Tu me fais mal... Tu assassines ton père... J'ai du pain... pour toi aussi... pour toi aussi...
Il s'écroula. Il tenait encore son poing refermé sur un petit morceau. Il voulut le porter à sa bouche. Mais l'autre se jeta sur lui et le lui retira. Le vieillard murmura encore quelque chose, pourra un râle et mourut, dans l'indifférence générale. Son fils le fouilla, prit le morceau et commença à le dévorer. Il ne put aller bien loin. Deux hommes l'avaient vu et se précipitèrent sur lui. D'autres se joignirent à eux. Lorsqu'ils se retirèrent, il y avait près de moi deux morts côté à côte, le père et le fils. J'avais seize ans.
(p. 13)
Tout au fond de lui-même, le témoin savait, comme il le sait encore parfois, que son témoignage ne sera pas reçu. Seuls ceux qui ont connu Auschwitz savent ce que c'était. Les autres ne le sauront jamais.
Au moins comprendront-ils ?
Pourront-ils comprendre, eux pour quoi c'est un devoir humain, noble et impératif de protéger les faibles, guérir les malades, aimer les enfants et respecter et faire respecter la sagesse des vieillards, oui, pourront-ils comprendre comment, dans cet univers maudit, les maîtres s'acharnaient à torturer les faibles, à tuer les malades, à massacrer les enfants et les vieillards ?
Est-ce parce que le témoin s'exprime si mal ? La raison est différente. Ce n'est pas parce que, maladroit, il s'exprime pauvrement que vous ne comprendrez pas; c'est parce que vous ne comprendrez pas qu'il s'explique si pauvrement.
Et pourtant, tout au font de son être il savait que dans cette situation-là, il est interdit de se taire, alors qu'il est difficile sinon impossible de parler.
Ne vous battez pas avec l'oreiller, posez plutôt la tête dessus et expulsez tous vos soucis hors du lit.
repris par le Dr Steven Laureys dans son livre "Le sommeil, c'est bon pour le cerveau ".
Les absents n'effleuraient même plus nos mémoires. On parlait encore d'eux - "qui sait ce qu'ils sont devenus?" - mais on se souciait peu de leur destin.On était incapable de penser à quoique ce soit. Les sens étaient obstrués, tout s'estompait dans un brouillard. On ne se raccrochait plus à rien. L'instinct de conservation, d'auto-défense, l'amour-propre - tout avait fui.
Quelqu'un se mit à réciter le Kaddich, la prière des morts. Je ne sais s'il est déjà arrivé, dans la longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent la prière des morts pour eux-mêmes.
- Yitgadal veyitkadach chmé raba...Que Son Nom soit grandi et sanctifié...murmurait mon père.
Pour la première fois, je sentis la révolte grandir en moi. Pourquoi devais-je sanctifier Son Nom? L'Eternel, Maître de l'univers, L'Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je le remercier?