Fabrice Hadjadj - Encore un enfant ?
Un type qui achète des tonnes de soja, sans en rien manger, sans les avoir jamais vues, sans les faire acheminer vers ceux qui ont faim, mais, à travers une commande électronique, pour les revendre en faisant un gros bénéfice, un tel type n'est-il pas déjà mort, dans son rapport à la réalité ?
Les effets de la "civilisation technologique" sont si démesurés, si "globaux", qu'on ne peut plus se contenter de se retirer dans son jardin pour revivre. L'île déserte est déjà recouverte de prospectus et de déchets toxiques. Aussi l'engagement est-il forcé d'avoir une dimension politique et internationale.
S'il ne s'agissait que de nos projets masculins - devenir général cinq étoiles, nouveau Marcel Proust, nouvel Earl Tupper inventeur du Tupperware -, le mieux serait encore d'éviter le mariage aussi bien que la progéniture.
Ils nous détournent des grandes réalisations. Ils nous interrompent dans notre travail avec des préoccupations aussi futiles que réparer la porte d'un placard ou jouer au ballon...
C'est incroyable ce qu'on peut dormir dans la Bible, et aux moments les plus décisifs. Une torpeur s'abat sur Adam au moment de la création d'Ève (Gn 2, 21), puis sur Abraham au moment de son alliance avec l'Imprononçable (Gn 15, 12). Sans doute s'agit-il de nous rappeler que Dieu et la femme se rattachent à un inconscient qui excède nos lucidités.
Le moralisme nous fait souvent passer à côté des mœurs.
On ne pense que vices et vertus, péchés et bonnes actions, récompenses et châtiments. La vie est toutefois largement traversée de zones grises. Et plus spécialement la vie domestique. Le père abbé de Hauterive me l'a rappelé en une image très suggestive : « La poussière retombe toujours sur les meubles. Et la question n'est pas : "Qui a fait tomber la poussière ?" mais : "Qui va se charger de nettoyer?" Il faut trouver les bons procédés pour le faire ensemble. »
Quand on est Job, père de sept garçons et de trois filles, c’est avec une authentique intensité que l'on peut s'écrier : Périsse le jour qui me vit naître (Jb 3, 3). Et quand on a un petit de trois ans avec soi, c'est avec une indéniable légitimité que l'on peut jouer à cache-cache derrière les stèles d'un cimetière. Seuls les enfants nous appellent profondément à la simple joie de vivre comme à la grande angoisse de mourir.
Dans son admirable Joseph ou l'Éloquence d'un taciturne, le bibliste Philippe Lefebvre observe que pour un habitué de la Torah, les premières phrases de l'Annonciation résonnent étrangement avec celle d'une dénonciation d'adultère.
Cette incorporation de l'humanité au Verbe fait chair, qui s'exprime par la relation des membres à la tête, se manifeste aussi par l'union de l'homme et de la femme. Le premier miracle du Christ - l'eau changée en vin- s'accomplit durant les noces de Cana. La décollation de Jean-Baptiste, le précurseur, est consécutive à son témoignage pour le mariage indissoluble : Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère, dit-il à Hérode provoquant la rage d'Hérodiade ( Mc 6, 18). La venue du Messie et l'union des sexes paraissent échanger leurs alliances. Le très charnel Saint-Paul l'explicite dans cet éblouissant passage de sa lettre aux Ephésiens : Nul n'a jamais haï sa propre chair; on la nourrit au contraire et on prend bien soin. C'est justement ce que le Christ fait pour l'Eglise : ne sommes-nous pas les membres de son Corps? Voici donc que l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair : ce mystère est grand, je le dis à propos du Christ et de l'Eglise ( Eph5, 29-32). Paul passe sans transition du Corps mystique à l'union nuptiale. N'être qu'un seul corps, faire une seule chair, les deux se rejoignent. La théologie découvre l'érotique suprême. On pourrait presque parler de divine pornographie. Par l'incarnation, le Verbe nous rentre dedans.
Ça ne doit pas être commode de vivre avec la Sainte Vierge. Je vois déjà comment c'est avec ma femme.
Quel salut est-ce qu’on pourrait bien prêcher ?
Au fond, ce que je voudrais, un jour, c’est d’entrer sur scène et de pouvoir juste dire : « Bonjour les petits enfants », sans hypocrisie, sans aucun mensonge…
Le mensonge n’est pas dans le fait que je vous appellerais « petits enfants ». Petits enfants, nous le sommes, même avec une prothèse de hanche, même avec un prix Nobel de physique, petits enfants devant toutes ces choses qui nous dépassent, devant même un seul grain de poussière qui contient plus d’énigmes que n’en peut résoudre toute la philosophie… Le mensonge, ça serait plutôt dans le fait de dire : « Bonjour ».
Pourquoi donc, depuis le temps qu’on meurt, pourquoi donc est-ce qu’on s’obstine à se redire « Bonjour »…
« Bonjour », est-ce que ça n’est pas une prière ça aussi ? Est-ce que ça n’est pas appeler sur nous un jour absolument bon ? Est-ce que ça n’est pas réclamer le Jour du Jugement où la bonté triomphe et les morts se relèvent ?
« Bonjour »… « Shalom »… j’entrerais comme ça sur scène, toutes portes closes, et je dirais seulement cette parole : « Bonjour les petits enfants », et nous serions guéris… ou encore je dirais « Shalom aleikhem », comme entre ces gens qui pouvaient partir en train pour partir en fumée dès le surlendemain, « Shalom aleikhem », même si les sales hommes sont les mêmes, « La paix soit avec vous », même si c’est la guerre partout, oui, voilà l’incroyable événement que j’imagine : un type entre, comme ça, toutes portes closes, et dit simplement la paix soit avec vous », et voilà que pour la première fois cette parole est complètement vraie, voilà que la paix descend dans nos cœurs comme la colombe se pose sur la branche pour y chanter sa chanson, oui, juste cela, j’entre sur le plateau, et avec une audace folle, avec une prétention exorbitante, avec une hardiesse surhumaine, je vous lance comme ça : « Bonjour », mais pour de vrai, pour de bon, que tout le jour tienne enfin sa promesse de bonté, qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de plus fabuleux ?
Mais je dois vous dire au revoir, maintenant …
Au revoir !
Qu’est-ce que j’ai dit ?
« Au revoir », encore une prière qui se prie malgré moi, avec ma propre langue !... Comme si j’avais l’espérance de vous revoir encore, de vous revoir toujours, comme s’il était impossible qu’il n’y ait pas quelque part revoyure et retrouvailles…
Et si on ne devait se revoir jamais, qu’est-ce que je devrais dire ?
Adieu ?
Adieu ?