Un roman, une découverte, une surprise, un régal.
Une auteure inconnue pour moi, un roman choisi sans aucune connaissance de cause, une lecture passionnante comme je les aime.
Si je fais mon résumé, Ilaria, Italienne, une bonne quarantaine d’années en cours pourrait être l’héroïne. Elle est au cœur de l’histoire habilement tissée par l’auteur, qui l’observe évoluer dans cette toile qui se complexifie au fur et à mesure des chapitres. Mais dans la toile, l’auteur, notre araignée, prend également le père, la mère, les mères, puisque le père n’est pas monogame, les fils et les demi-fils, les frères et les demi-frères. A noter qu’Ilaria est la seule fille dans cette descendance. J’ajouterai aussi que c’est elle qui devra porter l’histoire, les trous noirs dans la transmission de la mémoire, des mémoires, et qu’elle aura refusé d’avoir des enfants, donc elle se porte vers le passé mais pas vers le futur, ce qui est à tout le moins paradoxal ou psychanalytiquement terrible. En effet, elle aura découvert les secrets, elle aura levé les lumières, malgré les obstacles de ses parents, mais elle arrête là la chaîne de la transmission.
Je continue le résumé, le contexte historique est le nerf de ce magnifique roman, une fresque plus exactement. Ilaria en 2010, est adulte et découvre l’existence cachée, secrète, de son père, et déroule ainsi toute une partie volontairement oubliée de l’histoire de son pays. Non seulement l’histoire de la période mussolinienne, fasciste, celle des chemises noires, des exactions, des alliances avec d’autres régimes aussi détestables, mais l’histoire nationale, celle d’une colonisation absurde, celle de l’Ethiopie en 1935. Une guerre menée au nom d’un impérialisme loufoque, d’un Duce en mal d’égo, et où l’on découvre les allégations de classement de races absolument, d’une part, justifiés par des tas de gens, pseudo scientifiques, religieux, et d’autre part, légitimés par des observations « sur le terrain ». Et pourtant, oui, pourtant, tout cela a été écrit, véhiculé, clamé, expliqué : un exemple, très à la mode dans la bourgeoisie italienne d’avoir une domestique érythréenne ou éthiopienne, donc noire… (précision, ramenées et « éduquées » et recommandées par les religieuses et les curés… mais se faire servir les plats à table par les mains noires… ah… donc ces braves Italiens gantaient de blanc ces braves filles…, mais cela se passe dans les années 50, 60, du XXème siècle.)
Les relations entre les Italiens, les Blancs, et les Ethiopiens, les Noirs, au moment de la conquête meurtrière de l’Ethiopie, donc dans les années 1935-1936, sont relatées, d’une manière si douce, délicate, pour dénoncer une violence inouïe. Il est alors nécessaire de se décaler dans sa lecture, mais lire ces pages où l’Italien est tellement conscient de sa supériorité et que sa lecture en est complètement faussée, lire ces pages amène une belle réflexion sur notre histoire, notre pauvreté intellectuelle. Et je n’ai pas pu éviter de relire ou de revoir ce que les Français commettaient presque au même moment en Indochine par exemple.
Et Ilaria découvre que son père a combattu en Abyssinie, en Ethiopie, avec les chemises noires, les fascistes, y a aimé une « indigène », lui a fait un enfant. Et en 2010, le petit fils a fui, l’exil ou la mort, les prisons, sous l’œil parfois bienveillant des puissances occidentales, les famines organisées, les déportations, Ilaria lève le voile, ou, l’auteur lui offre de découvrir des réalités qui ont été cachées d’abord par leurs acteurs, puis par les gouvernants, puis par une histoire officielle. Ilaria ouvre la boîte de « café » comme celle de Pandore, l’image est facile et parfois on pourrait reprocher à l’auteur quelques facilités.
Mais Ilaria, porte-parole de Francesca Melandri, veut en découdre, veut comprendre, veut lever tous les voiles, quand les acteurs de ces périodes abominables, sombres, où il n’y a ni méchants ni gentils car tous sont des lâches, faibles, criminels directs et indirects, où chacun a essayé soit de sauver sa peau, comme les Ensablés, soit de se refaire une biographie correcte « républicaine ».
Alors, il me semble que l’auteure punit l’Italie de ses fautes, de ses péchés, qui n’ont jamais été expiés. Où elle écrit, dans les années 1970, les Italiens découvrent un sens au mot immigré. Pour eux jusqu’à présent, immigré, c’était les membres de la famille qui étaient partis en Amérique, dans le nord de l’Europe, etc…à partir de 1975, l’immigré c’est un Africain, un Noir, qui débarque en Italie.
Un retournement de situation, de concept.
Enfin, elle en découd radicalement avec l’Italie de Berlusconi. Les relations diplomatiques entre celui-ci et la Libye de Khadafi sont revues et décrites dans des détails à la fois, qui pourraient être drôles, mais qui sont pathétiques, minables. Et l’auteure a raison de les utiliser dans son roman car on les a presque oubliées, comme on avait oublié les relations de l’Italie avec l’Ethiopie dans la deuxième moitié des années 1930.
Comme son personnage (le père d’Ilaria) qui veut tout oublier de son histoire fasciste et colonialiste et raciste, aujourd’hui l’Italie veut oublier son histoire très très récente avec un dirigeant pour le moins peu républicain, peu moral, peu respectueux des êtres humains, un dirigeant qui a utilisé l’argent de l’Etat, l’argent public, pour engraisser les entreprises qui vont faire de la soi-disant reconstruction en Afrique. Oublions, oublions.
Un beau roman, qui peut parfois paraître compliqué car il passe d’une période à l’autre, les années trente, les années soixante-dix, puis les années quarante, puis 2010…. Donc la navigation peut être un tout petit peu à vue. Mais les personnages sont forts, peu de manichéisme, beaucoup d’empathie. Ils sont aussi très divers, ce qui apporte une belle richesse à la lecture.
Bien écrit, clairement, simplement, sans être pauvre ni facile.
Un roman politico-historico-socio-psychologique, et qui renvoie immédiatement à ce que nous connaissons aujourd’hui, comme je les affectionne.
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