C'est terrible, une famille nombreuse, quand il n'y a que des vieux. On n'en finit jamais d'être seule. Le temps passe et on ne grandit pas vraiment : on se raccroche aux derniers, même s'ils n'en valent pas la peine, parce que d'avance on se sent coupable de leur survivre, et qu'on n'a même pas fait d'enfant pour continuer le rituel.
Mon chéri,
J'ai la tête qui s'en va, de plus en plus souvent, alors je t'écris pendant que j'ai les idées claires. En cas de décès, je pense que tu as le droit de savoir qui est ton père. Je t'ai toujours dit qu'il était mort avant d'avoir pu te reconnaître, mais non. Il est vivant, et il ne connaît pas ton existence.
Il s'appelle Richard Domm. Je faisais le ménage chez ses parents, à l'époque, dans le quinzième. Il y vit toujours d'après l'annuaire. Dans cette enveloppe, il y a huit mille euros, l'équivalent de ce qu'il m'avait donné en france, à l'époque, pour me payer ton avortement en Suisse, parce que ça faisait plus de trois mois. Ils sont à toi. Je les avais placés à la Caisse d'épargne pour régler tes années de conservatoire, mais tu t'es arrêté tout de suite.
Ne lui en veux pas, il n'avait pas le choix, et moi non plus. Nous étions d'accord tous les deux pour te faire passer, mais, au dernier moment, je n'ai pas pu. C'est ma faute. J'ai changé de quartier, je n'ai plus jamais accepté un ménage dans le quinzième, j'ai disparu de sa vie et je t'ai gardé pour moi. En cachette. Enfin j'avais quelque chose à moi. Je sais que je n'ai jamais été une mère très glorieuse, ni vraiment présentable, et je me demande bien comment tu as pu devenir quelqu'un de si doué. Voilà mon chéri. Si tu lis ce courrier, c'est que je ne suis plus de ce monde, mais c'est une délivrance...
Il a tout de suite aimé sa façon d'être silencieuse, et ses yeux en manque d'amour. Il s'est retenu pour ne pas l'embrasser quand elle s'est appuyée contre son épaule. Mais ce n'est pas le genre de femme que l'on doit brusquer. Il faut l'apprivoiser comme un petit animal: en douceur. La laisser regimber, venir d'elle-même, rêver, imaginer, perdre ses repères - et surtout la faire attendre.
p. 38: "François a un problème avec Violette. Au départ, il avait simplement l'intention de la détruire moralement. Mais quand il l'a rencontrée, elle lui a paru aussi pitoyable que lui. Il s'est alors demandé si, au lieu d'être son bourreau, il ne serait pas plus judicieux de devenir son amant.
Depuis trois semaines, il la suivait, attendant patiemment le bon moment pour l'aborder. Un endroit inespéré, le cimetière. Et des circonstances propices. Un mari qui vous oublie, ce n'est pas si courant. Mais ça ne l'étonnait qu'à moitié, venant de ce Richard Domm. Il avait eu une très bonne idée en poussant sous le siège de sa voiture le parapluie de Violette, même si c'était risqué: viendrait-elle au rendez-vous?"
C'est à ce moment précis, en les écoutant, en les regardant, que Violette a vraiment compris pourquoi sa belle-mère était partie si loin. Contrairement à ce que pensait son mari, ce n'était pas qu'une histoire de cul. Pour éviter que les gens ne vous enterrent de votre vivant, il faut parfois les fuir, d'une manière ou d'une autre. Peut-être qu'il n'existait même pas, ce chercheur du Kenya. Il avait juste servi de merveilleux prétexte pour couper les ponts en choquant tout le monde.
Elle venait de comprendre que le regard des hommes, qui personnellement la gavait si souvent, pouvait faire très mal quand il ne se posait jamais sur vous.