AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Frédéric Lordon (159)


Frédéric Lordon
Comment explose une mutinerie ? Comme tous les soulèvements : par l’abus de trop. Sur le cuirassé Potemkine, l’arrogance des officiers, leur mépris aristocratique et leur brutalité ne sont pas encore parvenus à dégoupiller les matelots. C’est la viande qui va s’en charger. Ou plutôt les vers. Car la viande en est tellement infestée qu’elle pourrait courir toute seule jusqu’au bastingage. On approche du « point de trop » — mais ça l’officier supérieur ne le sait pas encore. Il pense simplement pouvoir ramener l’ordre en aboyant comme d’habitude, en compagnie du médecin-major venu engager son autorité scientifique pour certifier que la viande est parfaite — et que tout retourne à la normale. Gros plan sur la viande : elle n’est que grouillement. Le major : « Ce ne sont pas des vers ».

Édouard Philippe : « L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice. »
Le major : « Cette viande est très bonne, cessez de discuter ».
Édouard Philippe : « Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel de retraites (…) Les garanties données justifient que la grève s’arrête ».

Quand il se dirige vers son point critique, ce qu’il ne découvre toujours que trop tard, un ordre politique ne tient plus symboliquement qu’à un cheveu, ou à un mot — après, bien sûr, il lui reste la police. Or les mots, offenser par les mots, ç’aura été la grande passion de ce pouvoir. On ne pourra pas dire, en cette matière, qu’il ne s’est pas donné du mal. En réalité, il y est allé de bon cœur. C’est que tout dans sa nature l’y poussait. À l’image de son chef évidemment. Car avoir le naturel offensant, c’est vraiment lui. Les « riens », « le costard », « la rue à traverser », « les illettrées », à chaque fois on n’en revenait pas, et à chaque fois on n’avait rien entendu. Il a ça si profondément en lui que même les promesses — répétées — de s’acheter une conduite ne l’ont jamais désarmé : à ce stade d’incorporation, on se défait pas de soi. Il n’avait pas sitôt promis de ne plus parler à l’emporte-pièce (janvier) qu’il nous donnait du « Jojo le gilet jaune » et du « boxeur gitan qui ne peut pas avoir écrit ça tout seul — puisqu’il est gitan ». À la rentrée de septembre, fini, c’était juré. Mais le 4 octobre déjà il n’adorait pas la pénibilité qui « donne le sentiment que le travail est pénible ».

Il y a cependant un type de propos, qui fera la marque particulière de ce pouvoir dans l’histoire, qui ne relève ni de l’insulte innocente et joyeuse, ni même du mensonge éhonté, mais d’autre chose, infiniment plus vertigineux en fait : les mots Potemkine, les mots « ce ne sont pas des vers » et « cette viande est excellente », avec les vers et la viande sous le nez. On dit les mots Potemkine, mais on dirait aussi bien les mots Orwell.

Édouard Philippe : « Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil National de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après-guerre ».

À ce niveau, dévoyer les mots, c’est conchier les choses. Quand Édouard Philippe s’enveloppe dans le CNR alors qu’il détruit avec une froide méthode tous les acquis sociaux du CNR, il conchie l’histoire politique de la Résistance. Et voilà finalement la marque de ce gouvernement : c’est un gouvernement de conchieurs. Quand Attal et Montchalin osent que le suicide d’Anas n’est pas politique, ils conchient son lit de douleur, et peut-être sa tombe. Partout des conchieurs dans les palais. Buzyn ferme des lits « pour améliorer la qualité des soins » — conchie les malades. Vidal décuple les frais d’inscription des étudiants étrangers « pour mieux les accueillir » — conchie les étudiants étrangers. Pénicaud défait le code du travail « pour protéger les salariés » — conchie les salariés.

Source : Le moment Potemkine – Les blogs du Diplo, Frédéric Lordon, 13-12-2019
Commenter  J’apprécie          416
Frédéric Lordon
Macron jure qu’il va « se réinventer », ça doit bien être la troisième fois, et célèbre aussitôt sa réinvention en passant un costume trois pièces de banquier et des boutons de manchette nacrés pour nous raconter sa fête « des travailleurs et des travailleuses ».

Ceux qui s’imaginent qu’« après, tout sera différent » doivent croire très fort aux pouvoirs de la fée Clochette. Parce que les tendances spontanément à l’œuvre nous avertissent plutôt que, sauf action de déraillement organisé, « après » sera pareil en pire.
Commenter  J’apprécie          382
Frédéric Lordon
Macron tranche seul, sans prévenir personne, interloque jusqu’à ses ministres, avec lesquels le jeu de chassé-croisé devient presque drôle : on se souvient de Jean Michel rien-ne-justifie-de-fermer-les-écoles le 12 mars après-midi, bâché dans la soirée ; nous avons cette fois-ci la réouverture des écoles le 11 mai : Macron oui, mais Blanquer pas tout de suite quand même. L’annonce a été tellement déroutante qu’elle a produit la première lueur de subtilité dans le cerveau de Castaner suggérant de distinguer « le déconfinement commence le 11 mai » et « le confinement dure jusqu’au 11 mai ». Il faudra sans doute les efforts conjugués du JDD et de BFM pour ressaisir ce gigantesque foutoir sous l’espèce du souverain impénétrable, que sa méditation profonde astreint à une rude solitude, à laquelle on peut bien, c’est humain, accorder la contrepartie malicieuse de laisser les ministres découvrir en temps réel ses décisions éclairées — depuis quand le Roi Soleil compte-t-il avec les astéroïdes ?
Commenter  J’apprécie          320
Frédéric Lordon
Il reste cependant une différence entre le « bas » et le « haut ». Si « en bas » on cogne en silence (ou bien par cris), « en haut », on fait des phrases. Une surtout : « le-monopole-de-la-violence-légitime ». Tragique destin de l’œuvre de Max Weber, réduite à l’état de grumeaux de pensée Sciences-Po, pathétiquement mâchonnés par des hauts-fonctionnaires ou des éditocrates sans esprit. Par des hommes politiques aussi, et pas des moindres — mais ils sortent souvent des mêmes fermes d’élevage. De Lallement, Morvan (ex-DGPN), Jullien (directrice IGPN) à Macron et Philippe (mais sans passer par Castaner dont le grelot ne rend du son qu’agité au Macumba), c’est la même idée obstinée, le même entêtement buté, dernier rempart justificateur à quoi il faut impérativement tout accrocher pour que tout ne sombre pas dans l’indignité pure. « L’État détient le monopole de la violence légitime ». Il s’ensuit 1) que toute autre violence est illégitime et 2) que la violence d’État n’est jamais illégitime — puisqu’elle est légitime. On en est là de la « réflexion »… Alors il ne peut pas y avoir de « violence policière », puisque la police est l’État et que la violence d’État est légitime. Voilà le fond de casserole incrusté, qui sert de pensée à ces individus.

On peine pourtant à croire que quiconque puisse voir un argument sérieux dans une pure pétition de principe, démonstration entièrement circulaire qui présuppose ce à quoi elle veut aboutir. Et qui, d’évidence, ne comprend rien à ce que c’est que la légitimité. C’est que la légitimité n’est pas une propriété substantielle, qui se transporterait dans le temps comme ça, inaltérée, acquise une fois pour toute. La réalité est tout autre : on est légitime… tant qu’on est reconnu comme légitime. Tel est le fin mot de la légitimité : elle n’est qu’un effet d’opinion, une circularité, certes, mais qui doit être impérativement soutenue par la croyance collective — et pas juste par un simple décret. Si bien que la légitimité ne dure que ce que dure la reconnaissance. Et pas une seconde de plus. Si la croyance collective est détruite, la légitimité est détruite à son tour. Or les croyances et les opinions n’attendent pas les délais réglementaires de cinq ans pour se réviser, elles évoluent avec ce qu’elles ont sous les yeux. Et avec ce que le macronisme leur a donné à voir en deux ans, c’est peu dire qu’elles sont parties ailleurs.
Commenter  J’apprécie          301
Frédéric Lordon
On dit que la répétition des week-ends jaunes « épuise » les policiers, « les prive de leur vie de famille ». Pour certains au moins c’est une énorme blague. Un article du Canard Enchaîné début 2019 avait mieux restitué la disposition d’esprit policière à l’approche des actes « gilets jaunes » : « C’est la fête du slip ». Chez les baqueux, on pousse des cris de jungle à chaque impact de LBD. Partout ça jouit à en hurler de bonheur. On pense à ce CRS interviewé dans La Série Documentaire de France Culture consacrée à la police : « Je suis chanceux, chanceux, vous ne pouvez pas savoir à quel point je remercie, tous les jours en allant au travail, je dis merci, merci, merci ». La jouissance a saisi les corps : on se souvient du bonheur physique d’un des CRS gazeurs de jeunes écolos sur le pont Sully cet été, impérial, poivreuse en main, parfaite décontraction, totale certitude d’un pouvoir sans limite. C’est le même corps exultant de violence qui jouit à littéralement détruire une femme syndicaliste dans la manifestation du 9 janvier.

Mais l’on sait à quel niveau l’on est descendu quand c’est le moins pire qui est presque le pire : ainsi de ce croche-patte d’un CRS à une femme à peine arrêtée, sans doute objectivement moins violent qu’un œil crevé, et pourtant tréfonds d’ignominie qui dit tout de la position psychique présente de la police. Et de sa déchéance morale plus encore : ces gens sont sans honneur, sans dignité, sans face. Ils sont hors-tout, et c’est à eux qu’on a donné les armes. Cet été, aux Rencontres d’Eymoutiers, un « gilet jaune », la tranquillité de la classe moyenne en personne, racontait comment, pour protéger sa femme de la violence policière, il s’était interposé, donc retrouvé en garde-à-vue, et entendu dire : « Elle est belle ta fille, il ne faudrait pas qu’il lui arrive quelque chose ». La police française est dans la fange.

L’est-elle toute ? On veut bien croire qu’il reste dans l’institution quelques atterrés de l’intérieur, mais à l’évidence minoritaires, et, à de rarissimes exceptions près, réduits au silence. C’est que la catastrophe se mesure maintenant à ce qu’on entend « dans les étages », quand on remonte dans la hiérarchie, là où normalement devraient se faire connaître les forces de rappel. Et où tout a cédé identiquement. On pense notamment, si l’on peut appeler ça « les étages »…, à ces syndicalistes policiers, illustration parfaite de la vie autocentrée de ce corps, coupé de tout le reste de la société, muré dans le déni massif et l’autojustification acharnée, à l’image du secrétaire d’Unité SGP Police FO qui, après l’acte « gilet jaune » du 11 février où un manifestant (de plus) avait eu une main arrachée avait eu pour tout commentaire : « J’ai envie de dire, c’est bien fait pour sa gueule ». On pense aussi à ces syndicalistes qui, sur les réseaux sociaux, font ouvertement la chasse aux journalistes qui rendent compte de leurs exactions, Gaspard Glanz et Taha Bouhafs entre autres, pionniers les plus courageux et les plus exposés, mais sans que la vindicte policière ne s’arrête désormais aux « journalistes indépendants » (en fait des journalistes tout court), puisqu’elle s’en prend maintenant tout aussi agressivement aux journalistes de la presse mainstream.

Voilà pour le « premier étage ». Mais plus on monte, moins on trouve ce qu’on espérerait trouver. C’est un commissaire qui a poussé à l’intervention où Steve a trouvé la mort. C’est un autre commissaire qui, avec le recul, ne voit rien à redire à la manœuvre de ses troupes qui ont mis des dizaines de lycéens à genoux mains sur la tête à Mantes-la-Jolie. L’image a stupéfié le monde, mais lui ne voit aucun problème, et si c’était à refaire… Voilà le message glaçant : ces gens sont prêts à tout faire, et à tout refaire. Il n’y a plus rien en eux, même pas la force de résonance historique d’une image, qui puisse frayer son chemin jusqu’à un reliquat de conscience morale, susciter la moindre reprise, un début d’hésitation à l’ampleur symbolique des actes qu’ils commandent, et endossent. Sur le terrain on jouit, dans les étages on pense qu’on est bien fondé.
Commenter  J’apprécie          282
Frédéric Lordon
Les confirmations, comme la pourriture du poisson, venant toujours par la tête, le plus effrayant est à situer tout en haut. Dans le bureau du préfet de police de Paris, il y a un individu comme on n’en avait pas vu depuis Papon — rappel que l’histoire ne passe jamais complètement. L’opinion ne s’y trompe pas quand tous les faits, gestes, attitudes, dégaines, rictus, sourires du préfet Lallement la renvoient irrésistiblement à des évocations de l’Occupation, c’est-à-dire génériquement à une époque sommet de la violence pulsionnelle d’institution. Le sentiment de licence est tel que l’usuelle limitation de l’expression au registre corporel, protectrice puisqu’on ne peut rien lui faire dire formellement, a cédé à son tour, et livré passage à l’explicite : « nous ne sommes pas dans le même camp », « les partis contestataires ». Tout le monde maintenant, sauf peut-être Anne Sinclair, connaît les propos du préfet Lallement. Là où d’habitude c’est le black bloc qui défonce, ici la ruine de la vitrine aura été autoadministrée. En deux phrases confirmant tous les sourires tordus, la fiction de « la police gardienne de l’ordre républicain » a volé en éclats.

Au vrai, on ne sait plus trop quoi faire depuis longtemps de ces signifiants, « république », « républicain », dont le seul usage résiduel pertinent est peut-être à trouver dans le fait qu’ils demeurent, envers et contre tout, opératoires dans certaines têtes, médiatiques notamment, où ils peuvent encore faire levier pour prendre conscience, par différence, de l’état actuel de la police : devenue milice hors de contrôle, elle a logiquement cessé d’être « républicaine ». Un préfet qui pense par « camps » et traque les « partis contestataires » est tout ce qu’on veut sauf « la république ». Pour tous ceux qui continuent de croire à la fiction de la « république », il devrait y avoir au moins là l’occasion formelle de constater ce que le chef de la police a fait de leur idéal : un débris piétiné dans un sourire à faire peur.
Commenter  J’apprécie          264
Frédéric Lordon
Le problème n’est pas, n’a jamais été les « 1 % ». Au reste si vraiment on voulait cerner la grande richesse qui fait les oligarchies, il faudrait plutôt aller chercher du côté des 0,01 % voire des 0,001 %. Non, le problème — le verrou politique — ce sont les 10 %. Les 10 % qui, ne souffrant de rien, sans être richissimes, « y » croient dur comme fer. Adhèrent à tous les énoncés de l’hégémonie, les répandent comme évidences autour d’eux, s’interloquent qu’on ne les partage pas. Une sociologie plus polémique que scientifique des 10 % dirait : c’est la classe nuisible — tout en postures, à célébrer au nom d’abstractions avantageuses (la mondialisation contre le repli, l’Europe contre les nationalismes, l’ouverture contre la fermeture) des transformations qui détruisent les autres classes. Une économie politique sérieuse (celle de Bruno Amable et Stefano Palombarini) dirait : c’est le bloc bourgeois.
Commenter  J’apprécie          252
Frédéric Lordon
La précarité tue, le capitalisme tue, le macronisme tue...

De France Télécom à Lubrizol, en passant par l’AP-HP, l’éducation nationale, la SNCF, La Poste, Lidl, et finalement Anas, étudiant lyonnais, le capitalisme tue. En direct ou en différé. Le plus souvent en différé, parfait moyen d’effacer les traces. Ce qui fut jadis une obscure directive européenne ouvrant les services publics à la concurrence deviendra dix ans plus tard un carnage à France Télécom. Mais qui pour rétablir le lien des causes et des effets ? Qui, dans quinze ou vingt ans pour rapporter un supplément « inexplicable » de cancers rouennais à l’explosion d’une bombe chimique en pleine ville ? En réalité qui pour seulement se souvenir et en parler ? Et qui pour mettre en relation le destin d’un étudiant poussé à bout de désespoir avec les Grandes Orientations de Politique Economique ?

Ici l’imbécile régulier objecte que c’est tout mélanger. Lubrizol, France Télécom : privé ; AP-HP, éducation nationale, Crous : public, enfin ! Mais il y a belle lurette que plus rien ne rentre dans la tête de l’imbécile régulier. Comment alors pourrait-il y entrer que le propre du néolibéralisme c’est de mettre le public sous condition du privé, d’organiser l’arraisonnement privé du public ? D’un côté la surveillance des déficits et des dettes par le duo Commission européenne / marchés de capitaux, de l’autre la baisse forcenée des recettes fiscales pour faire ruisseler les riches (mais de plaisir seulement) : l’ajustement se fera nécessairement par la colonne « dépenses ». Ainsi l’on massacre les services publics au nom des Traités européens, des investisseurs non-résidents, et des fortunes résidentes. Quand, après tout de même 20 milliards de CICE et 3 milliards d’ISF, les cinglés de Bercy s’opposent à ce que Macron lâche le moindre fifrelin aux « gilets jaunes » en décembre 2018, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Quand, ayant lâché malgré tout, Macron fait rattraper le supplément de dépense par un supplément d’économie… à charge de la Sécu !, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Les médecins et les personnels soignants, et puis les enseignants, les facteurs, les forestiers de l’ONF, les pompiers, et jusqu’aux usagers, comprennent donc maintenant que toute protestation contre la paupérisation des services publics finira par un supplément de paupérisation des services publics.

Dont ceux qui en sont les maîtres d’œuvre n’ont aucune raison de se plaindre. Peut-être même au contraire. Car un service public méthodiquement détruit, rendu intolérable à force d’être inopérant… est fin prêt à être versé au secteur privé. D’eux-mêmes et contre leur vocation profonde, des médecins quittent l’AP-HP pour les cliniques privées, et si la ministre Buzyn déclare qu’elle « n’a pas dans l’idée qu’on va vendre les hôpitaux publics au privé », on entend surtout l’assourdissante dénégation. Et l’on comprend que ça n’est qu’une question de temps.

(source : Le Monde diplomatique)
Commenter  J’apprécie          240
C'est l'art qui dispose constitutivement de tous les moyens d'affecter, parce qu'il s'adresse d'abord aux corps, auxquels il propose immédiatement des affections : des images et des sons.
Page 130
Commenter  J’apprécie          220
Frédéric Lordon
Nous n’avons aucun projet d’unanimité démocratique. Nous avons même celui de contrarier sérieusement une ou deux personnes. Alors oui, du moment où les chefs éditocrates s’apercevront que nous ne voulons pas aller dans l’impasse où ils nous dirigent, leur bienveillance apparente pourrait connaître quelques altérations. Ils nous diront sectaires, comme ils disent sectaires ceux qui refusent d’aller dans leur secte. Car s’il y a bien une secte malfaisante en France depuis 30 ans, c’est la leur : la secte de l’oligarchie néolibérale intégrée. Alors il faut s’y préparer et ne pas redouter ce moment. Ce sera peut-être même un assez bon signe : le signe que nous commençons vraiment à les embêter. Car je pose la question : a-t-on jamais vu mouvement sérieux de contestation de l’ordre social célébré d’un bout à l’autre par les médias organiques de l’ordre social ? Et pour terminer là-dessus, je voudrais dire à ceux qui peuvent être fascinés par le mirage de l’unanimité démocratique, que d’après leur propre projet même : refaire le monde, c’est prendre le risque de déplaire à ceux qui ne veulent pas du tout que le monde soit refait. Et qui ont même de très puissants intérêts à ce qu’il demeure identique.
Commenter  J’apprécie          212
Il a été déclaré conforme à l’essence même de la liberté que les uns étaient libres d’utiliser les autres, et les autres libres de se laisser utiliser par les uns comme moyens. Cette magnifique rencontre de deux libertés a pour nom salariat.
La Boétie rappelle combien l’habitude de la servitude fait perdre de vue la condition même de la servitude. Non pas que les hommes « oublieraient » d’en être malheureux, mais parce qu’ils endurent ce malheur comme un fatum qu’ils n’auraient pas d’autre choix que de souffrir, voire comme une simple manière de
vivre à laquelle on finit toujours par se faire. Les asservissements réussis sont ceux qui parviennent à couper dans l’imagination des asservis les affects tristes de l’asservissement de l’idée même de l’asservissement – elle toujours susceptible, quand elle se présente clairement à la conscience, de faire renaître des projets de révolte.
Commenter  J’apprécie          184
Entre autres par son système d’éducation, de formation et d’orientation, la société tout entière travaille à produire les images vocationnelles qui précolinéarisent les individus, futurs enrôlés conditionnés à désirer l’enrôlement.
Commenter  J’apprécie          160
La liquéfaction de la force de travail est bien le projet du désir-maître capitaliste à l’époque néolibérale, projet de rendre le volume de l’emploi global aussi fluide, réversible et facilement ajustable que les éléments d’un portefeuille d’actifs financiers, avec inévitablement pour effet, du côté des enrôlés, l’entrée dans un monde d’incertitudes extrême.
Commenter  J’apprécie          150
La mise en mouvement des corps salariés « au service de » tire son énergie de la fixation du désir-conatus sur l’objet argent dont les structures capitalistes ont établi les employeurs comme seuls pourvoyeurs.
Commenter  J’apprécie          140
Mais êtes-vous tous donc pareillement abscons ?
Et encore je dis « abs »  par pure compassion.
« Mezzanine » et « Libor », « OIS », « Pareto »,
Ça n'est plus une langue mais un espéranto.
La seule chose claire que vous ayez su dire
Est votre aveuglement, votre tendance au pire.

Acte II scène 2, Le président parle aux banquiers
Commenter  J’apprécie          120
Presque négativement, tant sa condition de possibilité réelle nous semble lointaine, c’est Spinoza encore qui nous donne peut-être la définition du communisme véritable : l’exploitation passionnelle prend fin quand les hommes savent diriger leurs désirs communs – et former entreprise communiste – vers des objets qui ne sont plus matière à captures unilatérales, c'est-à-dire quand ils comprennent que le vrai bien est celui dont il faut souhaiter que les autres le possèdent en même temps que soi. Ainsi, par exemple, de la raison, que tous doivent être le plus nombreux à posséder, puisque « les hommes en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, sont suprêmement utiles aux autres hommes (1) ». Mais cette redirection du désir et cette compréhension des choses sont l’objet même de «l’Ethique » dont Spinoza ne cache pas combien « la voie est escarpée (2) »…
(1) Eth., IV, 37, première démonstration.
(2) Eth., V, 42, scolie.
Commenter  J’apprécie          120
Poussée à son dernier degré, l’hétéronomie matérielle, à savoir l’incapacité de pourvoir par soi-même aux réquisits de sa reproduction comme force de travail (et tout simplement comme vie) et la nécessité d’en passer par la division du travail marchande rendent l’accès à l’argent impératif, et font de l’argent l’objet de désir cardinal, celui qui conditionne tous les autres ou presque.
Commenter  J’apprécie          100
[A propos des titres de dette subprime titrisés]
Nous sommes dégagés de tout inconvénient,
Nous n'avons plus le risque, il est à d'autres gens.
Tous ces investisseurs en étaient si voraces,
Nous leur avons fourgué toute notre merdasse.
[...]
Le fait est pourtant là, je ne l'explique pas.
Nos gens ont dû céder à leurs premiers appâts.
Et voilà votre banque une fosse à purin,
Passablement remplie, à ras bord je le crains.
Commenter  J’apprécie          90
Il est vrai cependant que, de tous les désirs dont il fait sa gamme, le capitalisme commence par l'argent (...) la dépendance intégrale à la division marchande du travail est sa condition de possibilité. Marx et Polanyi, entre autres, ont abondamment montré comment se sont constituées les conditions de la prolétarisation, notamment par la fermeture des communs (enclosures), ne laissant d'autres possibilités, après avoir organisé le plus complet dénuement des hommes, que la vente de la force de travail sans qualité.
(...)
L'hétéronomie matérielle, à savoir l'incapacité de pourvoir par soi-même aux réquisits de sa reproduction comme force de travail (et tout simplement comme vie) et la nécessité d'en passer par la division du travail marchande rendent l'accès à l'argent impératif, et font de l'argent l'objet de désir cardinal, celui qui conditionne tous les autres ou presque. « L'argent est devenu le condensé de tous les biens », écrit Spinoza dans l'un des rares passages où il évoque la chose économique, « c'est pourquoi d'habitude son image occupe entièrement l'esprit du vulgaire puisqu'on n'imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l'idée de l'argent comme cause ».

Qu'on n'aille pas croire que Spinoza, par le tranchant de sa formule, s'exclue du lot commun : avant de faire sa philosophie, il lui fallait polir des lentilles. Citoyen des Provinces Unies au sommet de leur puissance économique, il est bien placé pour savoir quelles mutations dans le régime des désirs et des affects collectifs induisent l'approfondissement de la division du travail et l'organisation de la reproduction matérielle sur une base marchande : l'argent, en tant que médiation quasi-exclusive des stratégies matérielles, « condensé de tous les biens », est devenu l'objet de métadésir, c'est-à-dire le point de passage obligé de tous les autres désirs (marchands).
(...)
La dépendance à l'objet de désir « argent » est le roc de l'enrôlement salarial, l'arrière-pensée de tous les contrats de travail, le fond de menace connu aussi bien de l'employé que de l'employeur. (pp. 24-30)
Commenter  J’apprécie          80
Puissance inouïe de fixation du désir, la marchandise porte à un plus haut niveau la dépendance salariale mais en l'accompagnant désormais des affects joyeux de l'acquisition monétaire. Aussi son déploiement à une échelle sans précédent compte-t-il parmi les grandes "réussites" du capitalisme dont la force conative pour ainsi dire se démontre à sa capacité à engendrer lui-même ses propres conditions de persévérance.
(§ Mobilisation joyeuse et aliénation marchande)
Commenter  J’apprécie          80



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Frédéric Lordon (430)Voir plus

Quiz Voir plus

Oh, Antigone !

Comment se prénomme la sœur d'Antigone ?

Sophie
Hermine
Ismène

10 questions
3099 lecteurs ont répondu
Thème : Antigone de Jean AnouilhCréer un quiz sur cet auteur

{* *}