Citations de Frédéric Lordon (159)
Entre autres par son système d’éducation, de formation et d’orientation, la société tout entière travaille à produire les images vocationnelles qui précolinéarisent les individus, futurs enrôlés conditionnés à désirer l’enrôlement.
Le désir du subordonné de rejoindre le désir du supérieur, pour le réjouir et s’en faire aimer, est son désir sans la moindre contestation possible, et il n’y a aucune « étrangeté » là-dedans. Que ce ne soit pas originellement son désir importe peu : nul n’a de désir « originel », et ce désir deviendra bel et bien le sien. La seule aliénation est celle de la servitude passionnelle, mais celle-ci est universelle et ne fait objectivement aucune différence entre les hommes.
Le travail abstrait […] reconcrétisé et chargé à nouveau de désirabilité, mais par l’effort même du métadésir de la vie joyeuse, peut alors être réapproprié a minima, et l’on voit des salariés trouver un intérêt, et par suite de la satisfaction, à des tâches que l’affranchissement de la nécessité matérielle leur ferait très vraisemblablement juger profondément inintéressantes.
Ma complexion axiologique, socialement et biographiquement constituée, est donc très fortement prédéterminante. Mais elle n’est pas non plus entièrement saturante, et laisse parfois de la marge à un travail de revalorisation conduit sous l’effet de nouvelles nécessités passionnelles.
La valeur ni le sens n’appartiennent aux choses mais sont produits par les forces désirantes qui s’en saisissent.
Contrainte et consentement ne sont donc rien d’autre que les noms pris par les affects de tristesse ou de joie dans des situations institutionnelles de pouvoir et de normalisation […], des formes vécues (respectivement triste et joyeuse) de la détermination.
Tous les désirs sont égaux sous le rapport de la détermination, de l’hétéronomie et de la servitude passionnelle. Et ceci pourtant n’enlève pas toute différence. Car la détermination à agir qui dirige le conatus dans telle ou telle direction connaît des ambiances affectives variées.
L’aliénation et le consentement « authentique » s’évanouissent de concert, et ne restent plus que les mouvements de désir, tous égaux, sous le rapport de l’exodétermination.
Si consentir est l’expression authentique d’une intériorité librement autodéterminée, alors le consentement n’existe pas. […] Toute chose se trouve sous l’empire de la causalité inadéquate, c’est-à-dire partiellement déterminée à agir par d’autres choses extérieures. […] L’idée [des hommes] de leur liberté n’est l’effet d’une insuffisante capacité d’intellection et de la troncature qui en résulte : incapables […] de remonter la chaîne infinie des causes antécédentes, ils n’enregistrent que leurs volitions et leurs actions, et se rendent au plus facile qui consiste à considérer qu’ils en sont la véritable source, la seule origine.
L’entreprise d’aujourd’hui voudrait idéalement des oranges mécaniques, c’est-à-dire des sujets qui d’eux-mêmes s’efforcent selon ses normes, et comme elle est (néo)libérale, elle les voudrait libres en plus de mécaniques –mécaniques pour la certitude fonctionnelle, et libres à la fois pour la beauté idéologique de la chose mais aussi considérant que le libre-arbitre est en définitive le plus sûr principe de l’action sans réserve, c’est-à-dire de la puissance d’agir livrée entièrement.
L’entreprise d’aujourd’hui voudrait idéalement des oranges mécaniques, c’est-à-dire des sujets qui d’eux-mêmes s’efforcent selon ses normes, et comme elle est (néo)libérale, elle les voudrait libres en plus de mécaniques –mécaniques pour la certitude fonctionnelle, et libres à la fois pour la beauté idéologique de la chose mais aussi considérant que le libre-arbitre est en définitive le plus sûr principe de l’action sans réserve, c’est-à-dire de la puissance d’agir livrée entièrement.
Mais en quoi consiste exactement cette extension de la complexion passionnelle du salariat requise par le projet néolibéral d’alignement intégral? Nécessairement en enrichissement en affects joyeux, mais plus précisément? En la production d’affects joyeux intrinsèques. Le premier enrichissement – celui qui avait donné à l’épithumè capitaliste sa configuration fordienne – avait consisté à ajouter aux affects tristes de l’aiguillon de la faim les affects joyeux de l’accès élargi à la marchandise consommable, et complété le désir d’éviter un mal (le dépérissement matériel) par le désir de poursuivre des biens (mais sous la seule forme des biens matériels à entasser). Nul doute que cette première adjonction a beaucoup fait pour déterminer les salariés à l’alignement sur le désir-maître du capital. Mais insuffisamment, a cependant jugé l’entreprise néolibérale. Qui prend désormais elle-même le travail épithumogénique en main. Et voilà son ajout stratégique: l’aiguillon de la faim était un affect salarial intrinsèque, mais c’était un affect triste; la joie consumériste est bien un affect joyeux, mais il est extrinsèque ; l’épithumogénie néolibérale entreprend alors de produire des affects joyeux intrinsèques. C’est-à-dire intransitifs et non pas rendus à des objets extérieurs à l’activité du travail salarié (comme les biens de consommation). C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. Le désir de l’engagement salarial ne doit plus être seulement le désir médiat des biens que le salaire permettra par ailleurs d’acquérir, mais le désir intrinsèque de l’activité pour elle-même.
La liquéfaction de la force de travail est bien le projet du désir-maître capitaliste à l’époque néolibérale, projet de rendre le volume de l’emploi global aussi fluide, réversible et facilement ajustable que les éléments d’un portefeuille d’actifs financiers, avec inévitablement pour effet, du côté des enrôlés, l’entrée dans un monde d’incertitudes extrême.
[Le message subliminal de la théorie des marchés de concurrence pure et parfaite est que] tout doit pouvoir s’ajuster instantanément. Mais s’ajuster à quoi ? S’ajuster aux variations des désirs-maîtres, car telle est la vie passionnelle en environnement incertain : fluctuante et susceptible de réorientations permanentes.
L’angle α c’est le clinamen du conatus individuel, son désalignement spontané d’avec les finalités de l’entreprise, son hétérogénéité persistante au désir-maître, et son sinus […] la mesure de ce qui ne se laissera pas capturer.
La mobilisation est affaire de colinéarité : il s’agit d’aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître. […] L’enrôlement d’un conatus pour l’autre peut […] être analogiquement envisagé comme le produit scalaire de leurs deux vecteurs associés soit : d.D avec D le désir-maître et d le conatus enrôlé. […] Le cosinus de l’angle a est donc la mesure de la déperdition qui vient de l’imparfaite colinéarité des deux vecteurs conatus.
La violence se propage […] le long des chaînes de dépendance aussi bien intra qu’inter-entreprises, portée par la radicalisation des enjeux auxquels sont confrontés les agents du fait de l’intensification des pressions ambiantes, et selon l’implacable logique qui veut que les violences exercées soient proportionnelles aux violences subies.
L’ordre du désir (du point de vue des individus) ne commenc[e] véritablement qu’au-delà de la satisfaction de ce désir basal, pour laquelle la seule solution socialement offerte consiste en l’enrôlement salarial.
Les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs. La servitude volontaire n’existe pas. Il n’y a que la servitude passionnelle. Mais elle est universelle.
Cependant le gouvernement des abstractions ne fait pas que demeurer dans la bulle de son régime d’affections modifiées. Il s’efforce, assez logiquement il faut bien le reconnaître, d’y faire entrer les gouvernés eux-mêmes - quel meilleur moyen en effet de s’assurer de la normalisation des gouvernés que de leur faire partager les affections des gouvernants ?