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Citations de Frédéric Lordon (159)


(p.105)

Ainsi, par exemple, l’affection d’une réforme fiscale qui baisse les impôts peut affecter joyeusement un même individu comme contribuable, mais aussi tristement s’il a contracté une manière de juger politiquement « à gauche » qui lui fait regretter le retrait de l’État social, de la solidarité redistributive, etc. De quel côté son âme penchera-t-elle in fine ? La réponse est : du côté des affects les plus puissants. Ici apparaît l’un des aspects les plus centraux du spinozisme, à savoir d’être un quantitativisme universel de la puissance. La vie psychique, comme toute chose dans l’univers, est régie par le principe de mesure des forces : des choses s’affrontent, les plus puissantes l’emporteront. La grande originalité de Spinoza consiste à avoir fait entrer ce principe, qu’on entend assez bien pour les affrontements de choses extérieures, dans l’« intériorité » de la vie psychique : « Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » (Éth., IV, 7). Sous ce principe général, les propositions 9 à 18 de (Éth., IV) développent ces lois de puissance qui déterminent l’issue des conflits d’affects – selon que la cause des affects est imaginée présente ou absente, proche ou lointaine dans le temps, nécessaire ou contingente, etc.

Pour sommaire qu’il soit, quels traits singuliers ce portrait de l’homme-conatus fait-il déjà apparaître ? On ne lui voit aucun des caractères qui font le sujet classique ou l’acteur des sciences sociales individualistes (ou interactionnistes). Ici aucune conscience unitaire, réfléchissant et décidant souverainement de l’action. L’homme est un élan de puissance mais originellement intransitif et sous-déterminé. Or toutes ses déterminations complémentaires lui viennent du dehors. Il n’est pour rien dans les affections qui lui arrivent et tout ce qui s’en suit se produit sur un mode quasi-automatique : loin d’être l’instance de commandement qu’on imagine souvent, la psyché n’est qu’un lieu sur lequel s’affrontent les affects déterminés par le travail de l’ingenium, tel qu’il est lui-même le produit hétéronome d’une trajectoire (socio-) biographique. Les balances affectives qui en résultent déterminent à leur tour des efforts vers les sources imaginées de joie et loin des causes imaginées de tristesse. Toutes ces idées ont été formées, non par quelque cogito souverain, mais dans le sillage même des affects antérieurement éprouvés par lesquels se sont constituées des manières de sentir et de juger. L’homme est un automate conatif et affectif, les orientations que prendra son élan de puissance sont déterminées par des forces qui sont pour l’essentiel hors de lui. Il en suit, sans même s’en rendre compte, les directions, et pourtant rien de tout cela ne l’empêche de nourrir, par des mécanismes cognitifs que Spinoza n’omet pas de détailler (Éth., I, Appendice), l’idée de son libre arbitre ou bien celle que son esprit commande à son corps ! C’est dire le régime de conscience tronquée et de connaissance mutilée où il se tient d’abord : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent » (Éth., II, 35, scolie).
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(p.207) Les briguants

S’il y a bien un paradoxe flagrant du capitalisme néolibéral – il faudrait même dire : une insoluble contradiction –, c’est que jamais mode de production n’a poussé si loin la division du travail, donc le caractère profondément collectif de toute production, mais pour l’accompagner d’une rhétorique de la performance individuelle, de l’attribution à soi-même et du mérite personnel exclusif.

Comme toujours, ce sont les cas maximaux qui sont dotés des meilleures propriétés révélatrices, c’est pourquoi il faudrait avoir le temps de s’attarder sur les édifiants récits qui nous sont proposés comme légendes du capitalisme, épopées de la création héroïque d’entreprise, entièrement imputable au génie personnel du créateur : Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg sont ainsi tour à tour offerts à l’imaginaire de la surpuissance et de la suffisance… alors que, même au niveau le plus superficiel, toutes ces histoires commencent par du collectif et, symptomatiquement, finissent par de la spoliation. Ainsi, même au moment réputé le plus individualiste des commencements, Bill Gates s’appuie sur Paul Allen avant de le faire oublier, Steve Jobs sur Steven Wozniak avant de l’escamoter, Mark Zuckerberg sur les frères Winklevoss avant de les passer à la trappe. Et dans une répétition du même schéma, où l’on pourrait voir une insistance propre au mythe, il s’agit toujours d’éliminer le tiers encombrant, celui qui dit l’insuffisance originelle du faux créateur, obligé de se faire vrai spoliateur, pour pouvoir se poser in fine comme vrai faux entrepreneur, au prix d’une manœuvre d’élimination qui n’est pas sans faire penser aux effacements photographiques staliniens. La légende du créateur autosuffisant se construit donc sur une spoliation originelle, et le paradoxe veut que les histoires présentées comme les archétypes de la saga individualiste commencent toutes en fait par des dénis de collaboration, c’est-à-dire de codétermination.

Ces histoires, dont la réalité dit l’exact contraire de ce qu’elles voudraient raconter, mettent alors sur la voie d’une autre caractéristique de l’imaginaire néolibéral, qui est en surface un imaginaire de la suffisance, mais se révèle aussi, contradictoirement et sur le mode de la mauvaise conscience, un imaginaire de la captation – contradiction manifeste en effet puisque la captation vaut par elle-même aveu de l’insuffisance du captateur. Ainsi, en décalage complet d’avec ses fantasmes et ses légendes, la réalité du capitalisme néolibéral et entrepreneurial n’est pas celle de la plénitude du mérite personnel, mais celle du constat répété de l’insuffisance individuelle, à plus forte raison dans une économie de division du travail, insuffisance complétée, ou compensée, par les pratiques de la brigue, c’est-à-dire de la captation. Car voici en effet un mot – la brigue – dont nous avons perdu le sens originel alors qu’il est probablement le concept central du capitalisme. Il faut le secours du Dictionnaire de l’Académie française de 1718 pour retrouver que la brigue se définit comme « poursuite vive qu’on fait par le moyen de plusieurs personnes qu’on engage dans ses intérêts ». Tout y est ! « Poursuite vive » dit l’élan du désir impérieux du créateur ou du conducteur d’entreprise ; « par le moyen de plusieurs personnes » dit son insuffisance à mener cette poursuite par ses propres moyens seulement, c’est-à-dire l’excès de son désir par rapport à ses possibilités personnelles, et partant l’impossibilité de son accomplissement par soi seul ; « qu’on engage » dit le rapport d’enrôlement imposé par le désir-maître aux tiers impliqués dans la réalisation d’un désir qui n’est pas d’abord le leur ; enfin « dans ses intérêts » annonce la spoliation à venir, captation par le désir-maître des produits, monétaires et plus encore symboliques, d’une activité fondamentalement collective : des dizaines de milliers d’employés travaillent pour Apple, mais c’est Steve Jobs qui « a fait l’iPhone ».

Le capitalisme, c’est donc le règne de la brigue érigée en principe. Et littéralement parlant on peut dire des capitalistes qu’ils sont des briguants : ils sont les bénéficiaires d’un système de brigue instituée. À côté de la suffisance, et précisément parce que celle-ci est un mensonge, la brigue est l’autre part, à la fois vivace et sombre, de l’imaginaire néolibéral. Vivace, car tous les petits apprentis-capitalistes savent de connaissance intuitive les possibilités de profit que leur ouvre le système de la brigue – et piaffent de les réaliser. Sombre, car elle est évidemment le symétrique, et le désaveu flagrant, de la part lumineuse, la part de la suffisance et de l’autonomie. Brigue est donc le nom d’une prétention : la prétention de se faire attribuer des effets qui excèdent ses propres puissances, c’est-à-dire d’établir une égalité (mensongère) entre le briguant et les effets qui suivent en fait de puissances autres que les siennes. La prétention du briguant, c’est par excellence le mensonge néolibéral du mérite.
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Car tout de même, on accorde généralement qu'une discipline née à la fin du XIXe siècle a été un progrès pour la pensée. Elle s'appelle la psychanalyse, et ce qu'elle nous montre des fonds de cuve de l'âme humaine n'est pas joli-joli, en tout cas peu susceptible de soutenir une anthropologie à fleurs.

(p.151)
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Une police donc. Et de même quant à la justice, dont il faudrait être aveugle ou dénégateur pour dire qu'il n'y en a pas, comme au Chiapas d'ailleurs. A ce moment généralement, on m'oppose que ne sont prononcés en guise de peines que des travaux d'intérêt général et qu'il n'y a pas de prison - à ce détail près que la récidive ou la rébellion exposent au bannissement... c'est-à-dire à la perspective d'être livré à la justice ordinaire de l'État mexicain (une autre chanson).

Ce détail mis à part, il reste cette performance judiciaire en effet admirable : pas de prison, des peines « intelligentes ». Pour autant qu'on soit au clair quant aux conditions de possibilité, internes et externes, de cette justice-là, c'est-à-dire qu'on n'en fasse pas une sorte de solution autosuffisante, disponible en toutes circonstances, on ne peut manquer d'être impressionné, tant la comparaison avec les pratiques de l'État moderne bourgeois est accablante.

(p.141)
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Il reste pourtant ceci, que les personnes « ingouvernables », très éprises du sentiment de leur « liberté », ne veulent pas voir : dans l'État, comme à la ZAD, comme dans n'importe quel collectif prétendant à la durée, on obéit, on se plie. Qu'on obéisse joyeux (n'ayant plus par là l'impression d'« obéir ») ou qu'on obéisse triste, qu'on se conforme à ce contenu normatif-ci ou à celui-là, ce sont assurément des différences, considérables même, mais qui n'ôtent pas ce que je veux souligner ici : à la fin des fins, il y a qu'on fait comme il est prescrit, même si on le fait dans l'accord heureux de son propre désir à la prescription, et il y a aussi qu'en cas d'écart ou de désalignement du désir, on sera ramené à la norme par une force prescriptive supérieure à la sienne propre, et que cette force est celle du groupe même.

p.132
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il faut rapporter la pensée à un désir de penser : le désir de penser dans une certaine direction.
p.31
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Car voilà ce que signifie "servitude passionnelle" : que la vie des hommes sous la conduite, non de la raison, mais des affects n'emporte aucun principe d'harmonie spontanée.

(p.23)
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Pourquoi faut-il une théorie des corps politiques ? Pardi, mais parce qu'il y en a.

[...]

Saisir le corps non par sa nature substantielle de ses parties mais par le rapport qui les compose en une union, c'est bien s'en donner une définition structurale.

[...]
ce par quoi les corps diffèrent fondamentalement : c'est par le rapport sous lequel elles se composent. Nous savons donc maintenant deux choses : premièrement, les corps font consistance par le travail de l'imperium, c'est-à-dire de l'affect commun ; deuxièmement, ils se singularisent, donc se distinguent par leurs rapports caractéristiques. Le rapport composant et l'affect commun qui l'opère, ou bien l'imperium et la certa ratio qui lui donne sa forme singulière : ce sont les structures élémentaires de la politique.

(p.22)
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Frédéric Lordon
Il ne faut pas attendre que les institutions de la surdité générale – pouvoir, police, médias – tirent en France les leçons de ce qui se passe aux États-Unis. Tous les relais de parole institutionnels ayant fait faillite, si les gens ont un message à faire passer ici, il va falloir procéder comme là-bas : avec des décibels et, en plus, le « petit quelque chose ». Avec également de la peinture et un pinceau pour le commentaire : « Et maintenant, vous entendez ? »
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Frédéric Lordon
Macron jure qu’il va « se réinventer », ça doit bien être la troisième fois, et célèbre aussitôt sa réinvention en passant un costume trois pièces de banquier et des boutons de manchette nacrés pour nous raconter sa fête « des travailleurs et des travailleuses ».

Ceux qui s’imaginent qu’« après, tout sera différent » doivent croire très fort aux pouvoirs de la fée Clochette. Parce que les tendances spontanément à l’œuvre nous avertissent plutôt que, sauf action de déraillement organisé, « après » sera pareil en pire.
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Frédéric Lordon
Macron tranche seul, sans prévenir personne, interloque jusqu’à ses ministres, avec lesquels le jeu de chassé-croisé devient presque drôle : on se souvient de Jean Michel rien-ne-justifie-de-fermer-les-écoles le 12 mars après-midi, bâché dans la soirée ; nous avons cette fois-ci la réouverture des écoles le 11 mai : Macron oui, mais Blanquer pas tout de suite quand même. L’annonce a été tellement déroutante qu’elle a produit la première lueur de subtilité dans le cerveau de Castaner suggérant de distinguer « le déconfinement commence le 11 mai » et « le confinement dure jusqu’au 11 mai ». Il faudra sans doute les efforts conjugués du JDD et de BFM pour ressaisir ce gigantesque foutoir sous l’espèce du souverain impénétrable, que sa méditation profonde astreint à une rude solitude, à laquelle on peut bien, c’est humain, accorder la contrepartie malicieuse de laisser les ministres découvrir en temps réel ses décisions éclairées — depuis quand le Roi Soleil compte-t-il avec les astéroïdes ?
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« Mais une prudence est un compromis, compromis passé avec ce qui, nécessairement, sera. »
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Le capitalisme n’en finit pas de se rendre discutable. Si le spectacle n’en était pas parfois si repoussant on regarderait presque avec admiration la performance d’audace en quoi consiste de piétiner à ce point la maxime centrale du corpus de pensée qui lui sert pourtant de référence idéologique ostentatoire ; car c’est bien le libéralisme, en l’espèce kantien, qui commande d’agir « de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen[1] ». Par un de ces retournements dialectiques dont seuls les grands projets d’instrumentation ont le secret, il a été déclaré conforme à l’essence même de la liberté que les uns étaient libres d’utiliser les autres, et les autres libres de se laisser utiliser par les mis comme moyens. Cette magnifique rencontre de deux libertés a pour nom salariat.
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Frédéric Lordon
On dit que la répétition des week-ends jaunes « épuise » les policiers, « les prive de leur vie de famille ». Pour certains au moins c’est une énorme blague. Un article du Canard Enchaîné début 2019 avait mieux restitué la disposition d’esprit policière à l’approche des actes « gilets jaunes » : « C’est la fête du slip ». Chez les baqueux, on pousse des cris de jungle à chaque impact de LBD. Partout ça jouit à en hurler de bonheur. On pense à ce CRS interviewé dans La Série Documentaire de France Culture consacrée à la police : « Je suis chanceux, chanceux, vous ne pouvez pas savoir à quel point je remercie, tous les jours en allant au travail, je dis merci, merci, merci ». La jouissance a saisi les corps : on se souvient du bonheur physique d’un des CRS gazeurs de jeunes écolos sur le pont Sully cet été, impérial, poivreuse en main, parfaite décontraction, totale certitude d’un pouvoir sans limite. C’est le même corps exultant de violence qui jouit à littéralement détruire une femme syndicaliste dans la manifestation du 9 janvier.

Mais l’on sait à quel niveau l’on est descendu quand c’est le moins pire qui est presque le pire : ainsi de ce croche-patte d’un CRS à une femme à peine arrêtée, sans doute objectivement moins violent qu’un œil crevé, et pourtant tréfonds d’ignominie qui dit tout de la position psychique présente de la police. Et de sa déchéance morale plus encore : ces gens sont sans honneur, sans dignité, sans face. Ils sont hors-tout, et c’est à eux qu’on a donné les armes. Cet été, aux Rencontres d’Eymoutiers, un « gilet jaune », la tranquillité de la classe moyenne en personne, racontait comment, pour protéger sa femme de la violence policière, il s’était interposé, donc retrouvé en garde-à-vue, et entendu dire : « Elle est belle ta fille, il ne faudrait pas qu’il lui arrive quelque chose ». La police française est dans la fange.

L’est-elle toute ? On veut bien croire qu’il reste dans l’institution quelques atterrés de l’intérieur, mais à l’évidence minoritaires, et, à de rarissimes exceptions près, réduits au silence. C’est que la catastrophe se mesure maintenant à ce qu’on entend « dans les étages », quand on remonte dans la hiérarchie, là où normalement devraient se faire connaître les forces de rappel. Et où tout a cédé identiquement. On pense notamment, si l’on peut appeler ça « les étages »…, à ces syndicalistes policiers, illustration parfaite de la vie autocentrée de ce corps, coupé de tout le reste de la société, muré dans le déni massif et l’autojustification acharnée, à l’image du secrétaire d’Unité SGP Police FO qui, après l’acte « gilet jaune » du 11 février où un manifestant (de plus) avait eu une main arrachée avait eu pour tout commentaire : « J’ai envie de dire, c’est bien fait pour sa gueule ». On pense aussi à ces syndicalistes qui, sur les réseaux sociaux, font ouvertement la chasse aux journalistes qui rendent compte de leurs exactions, Gaspard Glanz et Taha Bouhafs entre autres, pionniers les plus courageux et les plus exposés, mais sans que la vindicte policière ne s’arrête désormais aux « journalistes indépendants » (en fait des journalistes tout court), puisqu’elle s’en prend maintenant tout aussi agressivement aux journalistes de la presse mainstream.

Voilà pour le « premier étage ». Mais plus on monte, moins on trouve ce qu’on espérerait trouver. C’est un commissaire qui a poussé à l’intervention où Steve a trouvé la mort. C’est un autre commissaire qui, avec le recul, ne voit rien à redire à la manœuvre de ses troupes qui ont mis des dizaines de lycéens à genoux mains sur la tête à Mantes-la-Jolie. L’image a stupéfié le monde, mais lui ne voit aucun problème, et si c’était à refaire… Voilà le message glaçant : ces gens sont prêts à tout faire, et à tout refaire. Il n’y a plus rien en eux, même pas la force de résonance historique d’une image, qui puisse frayer son chemin jusqu’à un reliquat de conscience morale, susciter la moindre reprise, un début d’hésitation à l’ampleur symbolique des actes qu’ils commandent, et endossent. Sur le terrain on jouit, dans les étages on pense qu’on est bien fondé.
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Frédéric Lordon
Les confirmations, comme la pourriture du poisson, venant toujours par la tête, le plus effrayant est à situer tout en haut. Dans le bureau du préfet de police de Paris, il y a un individu comme on n’en avait pas vu depuis Papon — rappel que l’histoire ne passe jamais complètement. L’opinion ne s’y trompe pas quand tous les faits, gestes, attitudes, dégaines, rictus, sourires du préfet Lallement la renvoient irrésistiblement à des évocations de l’Occupation, c’est-à-dire génériquement à une époque sommet de la violence pulsionnelle d’institution. Le sentiment de licence est tel que l’usuelle limitation de l’expression au registre corporel, protectrice puisqu’on ne peut rien lui faire dire formellement, a cédé à son tour, et livré passage à l’explicite : « nous ne sommes pas dans le même camp », « les partis contestataires ». Tout le monde maintenant, sauf peut-être Anne Sinclair, connaît les propos du préfet Lallement. Là où d’habitude c’est le black bloc qui défonce, ici la ruine de la vitrine aura été autoadministrée. En deux phrases confirmant tous les sourires tordus, la fiction de « la police gardienne de l’ordre républicain » a volé en éclats.

Au vrai, on ne sait plus trop quoi faire depuis longtemps de ces signifiants, « république », « républicain », dont le seul usage résiduel pertinent est peut-être à trouver dans le fait qu’ils demeurent, envers et contre tout, opératoires dans certaines têtes, médiatiques notamment, où ils peuvent encore faire levier pour prendre conscience, par différence, de l’état actuel de la police : devenue milice hors de contrôle, elle a logiquement cessé d’être « républicaine ». Un préfet qui pense par « camps » et traque les « partis contestataires » est tout ce qu’on veut sauf « la république ». Pour tous ceux qui continuent de croire à la fiction de la « république », il devrait y avoir au moins là l’occasion formelle de constater ce que le chef de la police a fait de leur idéal : un débris piétiné dans un sourire à faire peur.
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Frédéric Lordon
Il reste cependant une différence entre le « bas » et le « haut ». Si « en bas » on cogne en silence (ou bien par cris), « en haut », on fait des phrases. Une surtout : « le-monopole-de-la-violence-légitime ». Tragique destin de l’œuvre de Max Weber, réduite à l’état de grumeaux de pensée Sciences-Po, pathétiquement mâchonnés par des hauts-fonctionnaires ou des éditocrates sans esprit. Par des hommes politiques aussi, et pas des moindres — mais ils sortent souvent des mêmes fermes d’élevage. De Lallement, Morvan (ex-DGPN), Jullien (directrice IGPN) à Macron et Philippe (mais sans passer par Castaner dont le grelot ne rend du son qu’agité au Macumba), c’est la même idée obstinée, le même entêtement buté, dernier rempart justificateur à quoi il faut impérativement tout accrocher pour que tout ne sombre pas dans l’indignité pure. « L’État détient le monopole de la violence légitime ». Il s’ensuit 1) que toute autre violence est illégitime et 2) que la violence d’État n’est jamais illégitime — puisqu’elle est légitime. On en est là de la « réflexion »… Alors il ne peut pas y avoir de « violence policière », puisque la police est l’État et que la violence d’État est légitime. Voilà le fond de casserole incrusté, qui sert de pensée à ces individus.

On peine pourtant à croire que quiconque puisse voir un argument sérieux dans une pure pétition de principe, démonstration entièrement circulaire qui présuppose ce à quoi elle veut aboutir. Et qui, d’évidence, ne comprend rien à ce que c’est que la légitimité. C’est que la légitimité n’est pas une propriété substantielle, qui se transporterait dans le temps comme ça, inaltérée, acquise une fois pour toute. La réalité est tout autre : on est légitime… tant qu’on est reconnu comme légitime. Tel est le fin mot de la légitimité : elle n’est qu’un effet d’opinion, une circularité, certes, mais qui doit être impérativement soutenue par la croyance collective — et pas juste par un simple décret. Si bien que la légitimité ne dure que ce que dure la reconnaissance. Et pas une seconde de plus. Si la croyance collective est détruite, la légitimité est détruite à son tour. Or les croyances et les opinions n’attendent pas les délais réglementaires de cinq ans pour se réviser, elles évoluent avec ce qu’elles ont sous les yeux. Et avec ce que le macronisme leur a donné à voir en deux ans, c’est peu dire qu’elles sont parties ailleurs.
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(...) la bourgeoisie urbaine et cultivée n’aura pas vu le moindre problème à ce que s’opère le massacre silencieux des classes ouvrières ; la mondialisation libérale ne lui sera devenue suspecte qu’au moment où il sera agi « de la planète ». Il suffit de le dire ainsi pour comprendre pourquoi. Les licenciements en milieu périurbain, ça n’était pas son affaire ; la baignade dans la mer au plastique, la canicule à Paris et les bronchiolites de ses gosses si. Ces gens-là sont dégoûtants.
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Frédéric Lordon
La précarité tue, le capitalisme tue, le macronisme tue...

De France Télécom à Lubrizol, en passant par l’AP-HP, l’éducation nationale, la SNCF, La Poste, Lidl, et finalement Anas, étudiant lyonnais, le capitalisme tue. En direct ou en différé. Le plus souvent en différé, parfait moyen d’effacer les traces. Ce qui fut jadis une obscure directive européenne ouvrant les services publics à la concurrence deviendra dix ans plus tard un carnage à France Télécom. Mais qui pour rétablir le lien des causes et des effets ? Qui, dans quinze ou vingt ans pour rapporter un supplément « inexplicable » de cancers rouennais à l’explosion d’une bombe chimique en pleine ville ? En réalité qui pour seulement se souvenir et en parler ? Et qui pour mettre en relation le destin d’un étudiant poussé à bout de désespoir avec les Grandes Orientations de Politique Economique ?

Ici l’imbécile régulier objecte que c’est tout mélanger. Lubrizol, France Télécom : privé ; AP-HP, éducation nationale, Crous : public, enfin ! Mais il y a belle lurette que plus rien ne rentre dans la tête de l’imbécile régulier. Comment alors pourrait-il y entrer que le propre du néolibéralisme c’est de mettre le public sous condition du privé, d’organiser l’arraisonnement privé du public ? D’un côté la surveillance des déficits et des dettes par le duo Commission européenne / marchés de capitaux, de l’autre la baisse forcenée des recettes fiscales pour faire ruisseler les riches (mais de plaisir seulement) : l’ajustement se fera nécessairement par la colonne « dépenses ». Ainsi l’on massacre les services publics au nom des Traités européens, des investisseurs non-résidents, et des fortunes résidentes. Quand, après tout de même 20 milliards de CICE et 3 milliards d’ISF, les cinglés de Bercy s’opposent à ce que Macron lâche le moindre fifrelin aux « gilets jaunes » en décembre 2018, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Quand, ayant lâché malgré tout, Macron fait rattraper le supplément de dépense par un supplément d’économie… à charge de la Sécu !, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Les médecins et les personnels soignants, et puis les enseignants, les facteurs, les forestiers de l’ONF, les pompiers, et jusqu’aux usagers, comprennent donc maintenant que toute protestation contre la paupérisation des services publics finira par un supplément de paupérisation des services publics.

Dont ceux qui en sont les maîtres d’œuvre n’ont aucune raison de se plaindre. Peut-être même au contraire. Car un service public méthodiquement détruit, rendu intolérable à force d’être inopérant… est fin prêt à être versé au secteur privé. D’eux-mêmes et contre leur vocation profonde, des médecins quittent l’AP-HP pour les cliniques privées, et si la ministre Buzyn déclare qu’elle « n’a pas dans l’idée qu’on va vendre les hôpitaux publics au privé », on entend surtout l’assourdissante dénégation. Et l’on comprend que ça n’est qu’une question de temps.

(source : Le Monde diplomatique)
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Frédéric Lordon
Comment explose une mutinerie ? Comme tous les soulèvements : par l’abus de trop. Sur le cuirassé Potemkine, l’arrogance des officiers, leur mépris aristocratique et leur brutalité ne sont pas encore parvenus à dégoupiller les matelots. C’est la viande qui va s’en charger. Ou plutôt les vers. Car la viande en est tellement infestée qu’elle pourrait courir toute seule jusqu’au bastingage. On approche du « point de trop » — mais ça l’officier supérieur ne le sait pas encore. Il pense simplement pouvoir ramener l’ordre en aboyant comme d’habitude, en compagnie du médecin-major venu engager son autorité scientifique pour certifier que la viande est parfaite — et que tout retourne à la normale. Gros plan sur la viande : elle n’est que grouillement. Le major : « Ce ne sont pas des vers ».

Édouard Philippe : « L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice. »
Le major : « Cette viande est très bonne, cessez de discuter ».
Édouard Philippe : « Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel de retraites (…) Les garanties données justifient que la grève s’arrête ».

Quand il se dirige vers son point critique, ce qu’il ne découvre toujours que trop tard, un ordre politique ne tient plus symboliquement qu’à un cheveu, ou à un mot — après, bien sûr, il lui reste la police. Or les mots, offenser par les mots, ç’aura été la grande passion de ce pouvoir. On ne pourra pas dire, en cette matière, qu’il ne s’est pas donné du mal. En réalité, il y est allé de bon cœur. C’est que tout dans sa nature l’y poussait. À l’image de son chef évidemment. Car avoir le naturel offensant, c’est vraiment lui. Les « riens », « le costard », « la rue à traverser », « les illettrées », à chaque fois on n’en revenait pas, et à chaque fois on n’avait rien entendu. Il a ça si profondément en lui que même les promesses — répétées — de s’acheter une conduite ne l’ont jamais désarmé : à ce stade d’incorporation, on se défait pas de soi. Il n’avait pas sitôt promis de ne plus parler à l’emporte-pièce (janvier) qu’il nous donnait du « Jojo le gilet jaune » et du « boxeur gitan qui ne peut pas avoir écrit ça tout seul — puisqu’il est gitan ». À la rentrée de septembre, fini, c’était juré. Mais le 4 octobre déjà il n’adorait pas la pénibilité qui « donne le sentiment que le travail est pénible ».

Il y a cependant un type de propos, qui fera la marque particulière de ce pouvoir dans l’histoire, qui ne relève ni de l’insulte innocente et joyeuse, ni même du mensonge éhonté, mais d’autre chose, infiniment plus vertigineux en fait : les mots Potemkine, les mots « ce ne sont pas des vers » et « cette viande est excellente », avec les vers et la viande sous le nez. On dit les mots Potemkine, mais on dirait aussi bien les mots Orwell.

Édouard Philippe : « Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil National de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après-guerre ».

À ce niveau, dévoyer les mots, c’est conchier les choses. Quand Édouard Philippe s’enveloppe dans le CNR alors qu’il détruit avec une froide méthode tous les acquis sociaux du CNR, il conchie l’histoire politique de la Résistance. Et voilà finalement la marque de ce gouvernement : c’est un gouvernement de conchieurs. Quand Attal et Montchalin osent que le suicide d’Anas n’est pas politique, ils conchient son lit de douleur, et peut-être sa tombe. Partout des conchieurs dans les palais. Buzyn ferme des lits « pour améliorer la qualité des soins » — conchie les malades. Vidal décuple les frais d’inscription des étudiants étrangers « pour mieux les accueillir » — conchie les étudiants étrangers. Pénicaud défait le code du travail « pour protéger les salariés » — conchie les salariés.

Source : Le moment Potemkine – Les blogs du Diplo, Frédéric Lordon, 13-12-2019
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Le monde est non gaussien, abyssale boulette ...
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Blake et Mortimer : la BD culte d'après guerre par Edgar P. Jacobs. Connaissez-vous ses personnages ?

La série des albums relatant les aventures de Blake et Mortimer a été éditée en de nombreux albums. En comptant ceux qui ont été écrits et dessinés par E.P. Jacobs et ceux conçus par d'autres illustrateurs et scénaristes, combien sont-ils à ce jour ?

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12 questions
83 lecteurs ont répondu
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