Nous sommes ici pour sombrer dans l'ennui le plus débilitant puis pour nous demander comment il est possible de s'ennuyer à ce point. Nous sommes ici pour attendre à l'aéroport de Hiva Oa sous une humidité poisseuse et pour éprouver une bonne fois pour toutes ce qu'il nous est déjà arrivé d'éprouver, quoique de manière fugace, à savoir qu'au fond nous sommes tout de même contents d'être venus même si nous avons passé notre temps à le regretter. Nous sommes ici pour nous assurer que notre ceinture est bien attachée, que notre tablette est bien relevée et que notre siège est bien redressé avant le décollage et l'atterrissage. Nous sommes ici pour aller ailleurs.
Nous avions fait tout ce chemin, jusqu'à cet endroit maudit, pour voir l'aurore boréale. Nous étions venus à un moment de l'année qui à tous autres égards, était absolument abominable pour voir l'aurore boréale. Mais voir l'aurore boréale est apparemment une affaire beaucoup plus subtile que ce que les photos - geysers tourbillonnants de vert psychédélique - pourraient laisser croire. Si subtile, parfois, qu'il faut avoir l’œil et l'esprit bien affûtés. Voir, c'est croire - et croire, c'est voir. Une fois qu'on a vu l'aurore boréale - une fois qu'on sait ce qu'on cherche -, on a la conviction qu'on pourra la revoir. De ce point de vue, cela me rappelait de lointaines expériences de défonce (ce qui, dans la foulée, m'amena à me souvenir qu'il existe une célèbre variété de cannabis baptisée Aurore boréale). (...) Plus nous en discutions, plus l'aurore boréale - qui, avais-je cru, était le phénomène le plus banal dans cette partie du monde, à ce moment de l'année - prenait un peu l'allure invérifiable du monstre du Loch Ness ou de l'Abominable Homme des neiges.
Il paraissait évident que la fameuse pomme du jardin d’Éden avait poussé sur un arbre de la connaissance planté ailleurs. Jusqu'à ce moment-là, Adam et Eve étaient parfaitement heureux là où ils étaient. Et puis ils mangèrent la pomme, dont le goût était légèrement décevant, et ils se mirent alors à se demander si par hasard il n'y avait pas d'autres pommes quelque part, s'ils n'en trouveraient pas de plus croquantes, juteuses et sucrées ailleurs. Ils commencèrent à se dire qu'il existait peut-être un spot plus sympa, et où on mangeait mieux. Ils se mirent même à se demander si le paradis lui-même n'était pas ailleurs en vérité. Mieux encore : ils commencèrent à se dire que cette idée avait un sacré potentiel commercial, qu'il serait possible de gagner sa vie en faisant de l'import-export de pommes et de vendre le paradis comme une destination. De là, pour résumer l'histoire du monde en une phrase, il n'y avait qu'un pas pour arriver aux croisières all inclusive et à la profusion des fruits exotiques dans les supermarchés.
- [À Billie Holliday] Vous êtes l'une des deux plus grandes chanteuses de ce siècle, déclara-t-il.
- Oh, seulement l'une des deux ? Et qui est l'autre ?
- Maria Callas. C'est vraiment dommage que vous n'ayez jamais chanté ensemble. (p.31)
- Aucun problème, lui dis-je. Un métro bondé, c'est la moindre des choses dans une grande ville digne de ce nom.
Mais je n'avais jamais vu de métro aussi bondé que celui de Pékin. (...) Personne ne resquillait, personne ne jouait des coudes, aucune bousculade ; tout le monde s'était fait à l'idée de vivre en foule et chacun suivait poliment son petit bonhomme de chemin étriqué.
L'ampleur et la fréquence de mes déceptions ("Je suis par terre, mais pas encore vaincu", fanfaron - pleurnichait Gauguin) étaient la preuve que j'attendais et désirais encore beaucoup du monde, qu'il continuait de m'inspirer de grandes espérances. Le jour où je ne serai plus capable d'être déçu, la romance sera terminée ; autant dire que je serai mort.
Il faisait jour quand l’avion décolla et nuit quand il atterrit, quelques heures plus tard, à Longyearbyen. Même si nous avions décollé à l’heure où nous avions atterri, il aurait déjà fait nuit à Longyearbyen. Nous aurions pu y atterrir à n’importe quel moment au cours des six semaines précédentes et il aurait toujours fait nuit noire, et il aurait fait tout aussi froid, plus froid que dans n’importe quel endroit où j’avais jamais mis les pieds, plus froid et plus noir que dans n’importe quel endroit où quiconque ayant pour deux sous de jugeote ne mettrait jamais les pieds. Nous venions tout juste de sortir de l’avion et nous dirigions vers le terminal quand Jessica exprima très exactement ce que j’étais en train de penser : « Pourquoi est-ce qu’on est venu dans ce trou du diable Vauvert ? »
"Dix billets que mon cœur est en parfait état", annonçai-je. Mais il n'était pas du genre à parier, le technicien. Ce qui ne tombait pas plus mal - pour lui - car mon cœur et mes artères, comme je m'en étais vanté, pompaient à tire-larigot, sans souci du lendemain. Comme si ce n'était pas demain la veille que je verrais la fin de mes lendemains.
"Au moins, maintenant, on sait ce que ce n'est pas", dit-il quand le test fut terminé. Nous savions où nous n'en étions pas.
"Où allons-nous ?" se transformait peu à peu en son contraire frustré : "Où n'allons-nous pas ?" - à quoi la réponse était : partout où j'avais vraiment envie d'aller.