Nous venons de publier un recueil d'entretiens entre George Steiner et Nuccio Ordine, intitulé //George Steiner. L'Hôte importun//. Il est précédé par un beau texte en témoignage à Steiner, écrit par celui qui fut un de ses plus proches amis, Nuccio Ordine.
Pour en savoir plus : https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251453163/george-steiner-l-hote-importun
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Ce livre est le témoignage de la profonde amitié personnelle et intellectuelle qui a lié George Steiner et Nuccio Ordine. L'amour des classiques, la passion de l'enseignement, la défense du rôle du maître, la fonction essentielle de la littérature qui rend l'humanité plus humaine constituent les thèmes d'un intense dialogue, nourri de plus de quinze années de rencontres et de voyages dans diverses villes européennes. Ordine trace un portrait original de George Steiner, en le peignant sous les traits d'un « hôte importun ».
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Il est deux processus que les êtres humains ne sauraient arrêter : respirer et penser. En vérité, nous sommes capables de retenir notre respiration plus longtemps que nous ne pouvons nous abstenir de penser. Et à la réflexion, cette incapacité à arrêter la pensée, à cesser de penser, est une terrifiante contrainte.

Je dis cela parce qu'une bonne part de la critique contemporaine présente un caractère différent. Narquoise, pointilleuse, extrêmement consciente de son origine philosophique et de ses outils compliqués, elle en arrive souvent à enterrer plutôt qu'à louer. Il est vrai qu'il y a beaucoup à enterrer si l'on veut préserver la santé de la langue et du sentiment. Au lieu d'enrichir notre moi conscient, au lieu d'être des sources de vie, trop de livres nous offrent la tentation de la facilité, de la grossièreté et d'un éphémère plaisir. Mais ces livres sont l'objet du métier forcé du chroniqueur, non pas de l'art méditatif et recréateur du critique. Il existe plus de « cent grands livres », plus de mille. Mais leur nombre n'est pas infini. A la différence du chroniqueur et de l'historien de la littérature, c'est des chefs-d'œuvre que devrait s'occuper le critique. Sa fonction essentielle est de distinguer non pas entre le mauvais et le bon, mais entre le bon et le meilleur.
La liberté suprême pour la jeunesse, c'est la liberté de l'erreur.
La critique littéraire devrait naître d'une dette d'amour. Le poème, la pièce de théâtre, le roman, d'une manière évidente et pourtant mystérieuse, s'emparent de notre imagination. Quand nous refermons le livre nous ne sommes plus pareils à ce que nous étions quand nous l'avons ouvert.
Pour emprunter une image à un autre domaine de l'art - celui qui a vraiment pénétré une peinture de Cézanne verra désormais une pomme ou une chaise comme il ne les avait jamais vues auparavant.
Les romanciers du XIXe siècle sentirent intensément ce que leur propre temps pouvait offrir de ressources dramatiques.
Un monde qui avait connu Danton et Austerlitz ne trouvait pas nécessaire de chercher dans la mythologie ou dans l'Antiquité les matériaux de la vision poétique.

Les romans de Dostoïevski marquent les étapes successives d'une enquête sur l'existence de Dieu. En eux s'est élaborée une philosophie profonde et fondamentale de l'action humaine. Les héros de Dostoïevski sont ivres d'idées et brûlés par le feu des mots. Ce qui ne veut pas dire qu'ils soient des types ou des personnifications allégoriques. Nul, à l'exception de Shakespeare, n'a représenté plus complètement les énergies complexes de la vie. Cela veut dire simplement que des personnages comme Raskolnikov, Muichkine, Kirilov, Versilov, Ivan Karamazov se nourrissent de pensée comme d'autres humains se nourrissent d'amour ou de haine. Là où les autres hommes brûlent de l'oxygène, eux brûlent des idées. C'est pourquoi les hallucinations jouent un si grand rôle dans les romans de Dostoïevski : l'hallucination, c'est l'état dans lequel la ruée de la pensée à travers l'organisme humain et le dialogue entre le moi et l'âme se trouvent extériorisés.
Kafka, tout autant que les prophètes qui se rebellaient contre le poids de la Révélation, était hanté par les signes de l'inhumain. En l'homme, il voyait renaître la bête.

Le courant du roman occidental est surtout prosaïque, au sens exact plutôt qu'au sens péjoratif du terme. Là, ni le Satan de Milton battant des ailes à travers l'immensité du chaos, ni les sorcières de Macbeth voguant vers Alep dans leur tamis ne sont vraiment chez eux. Les moulins à vent ne sont plus des géants, mais des moulins à vent. En échange, le roman nous dira comment sont construits les moulins, ce qu'ils rapportent et, avec beaucoup de précision, quel bruit ils font par une nuit de vent. Car c'est le génie du roman de décrire, d'analyser, d'explorer, et d'accumuler les données du réel et de l'introspection. De toutes les peintures de la vie que tente la littérature, de tous les contrepoids que les mots essaient de donner au réel, ceux du roman sont les plus cohérents et les plus complets. Les œuvres de Defoe, Balzac, Dickens, Trollope, Zola ou Proust enrichissent le sens que nous avons du monde et du passé. Elles sont cousines germaines de l'histoire.
Selon les termes de Comte, Tolstoï fut un « serviteur de l'humanité ». Dostoïevski repoussait âprement le credo humanitaire et préférait demeurer avec les « serviteurs de Dieu », pleins d'angoisse, de faiblesse et parfois de criminelle folie.
Entre ces deux formes de servitude peuvent régner de grandes haines.
Les œuvres de Tolstoï et de Dostoïevski illustrent de manière éclatante le problème de la croyance en littérature. Elles exercent sur notre esprit des pressions et des poussées d'une force si évidente, elles mettent enjeu des valeurs si évidemment parentes des grandes questions politiques de notre temps que nous ne pouvons pas, même si nous le voulions, y réagir sur un plan purement littéraire. Elles demandent au lecteur deux sortes d'adhésion ardente et qui souvent s'excluent mutuellement. On ne se contente pas de lire Tolstoï et Dostoïevski, on croit en eux.