Dans ce livre, on lit ceci (qui laisse perplexe) :
« [
Ramin Jahanbegloo] : Je pense à cette phrase de
Flaubert sur son lit de mort, disant que
Madame Bovary va rester…
[
George Steiner] : Cette phrase, que je cite souvent est atroce : "Je meurs comme un chien et cette pute de Bovary va rester." Cette phrase manifeste le paradoxe de l'angoisse d'un artiste face à la survie mystérieuse du personnage. On aimerait quelque chose de moins dramatique ; on voudrait de temps à autre que sa citation soit falsifiée. La citation fausse est souvent celle qui fait perdurer un texte.»
Ce "mot de la fin" prêté à
Flaubert semble apocryphe. On en trouve d'ailleurs, sous d'autres plumes, au moins deux variantes (mais toujours avec le mot "pute" qui n'était pas dans le vocabulaire de
Flaubert), ce qui le rend d'autant plus suspect ;
George Steiner l'aurait-il inventé ou en connaissait-il une source (qu'il ne cite pas) ?
L'auteur de "
Madame Bovary" est décédé brutalement et, ne voyant donc pas la mort arriver, n'a pas pu avoir le temps de la commenter. Elle fut inattendue et foudroyante puisque provoquée par ce que l'on appelait à l'époque une «apoplexie», c'est-à-dire un arrêt fonctionnel d'un organe vital, vraisemblablement dans son cas une hémorragie cérébrale.
Le seul témoignage crédible sur les derniers mots de
Gustave Flaubert se trouve dans une lettre de Guy de
Maupassant à
Ivan Tourgueniev, datée du 25 mai 1880 ; il les tient de Suzanne, la bonne qui se trouvait à
Croisset ce funeste samedi 8 mai 1880 :
« [...] il appela sa bonne, se sentant un peu indisposé ; comme elle ne montait pas assez vite, il cria par la fenêtre d'aller chercher M. Fortin [ami médecin] qui, justement, venait de partir par le bateau. Lorsque la bonne fut près de
lui, elle le trouva debout, fort étourdi, mais sans aucune inquiétude. Il
lui dit : "Je vais avoir, je crois, une espèce de syncope, c'est heureux que cela m'arrive aujourd'hui, ça aurait été bien embêtant demain dans le chemin de fer." Il déboucha
lui-même une bouteille d'eau de Cologne, s'en frotta les tempes, se coucha doucement sur un grand divan, murmura : "Rouen..., nous ne sommes pas loin de Rouen... Hellot..., je les connais les Hellot..." se renversa tout noir, avec les mains crispées, la face gonflée de sang et foudroyé par la mort qu'il n'avait pas soupçonnée une seconde.
Sa dernière phrase que les journaux ont interprétée par une pensée au père Hugo qui habite avenue d'Eylau, me paraît devoir indiscutablement rétablie ainsi : "Allez à Rouen, nous ne sommes pas loin de Rouen, et ramenez le docteur Hellot, je les connais les Hellot."»
Depuis ce livre de
George Steiner et
Ramin Jahanbegloo, cette phrase peu crédible de
Flaubert est partout reprise et donnée pour vraie, par exemple chez les écrivains
Roger Grenier,
Martine Bacherich ou
Sébastien Lapaque.