Le genre de livre dont on a coutume de dire qu'on n'en sort pas intact. On a l'impression d'être imprégné de cette eau vaseuse qui coule entre des berges surélevées, canalisée avec opiniâtreté au long des siècles après l'assèchement des marécages, afin de rendre exploitables ces basses terres du Fenland [voir carte plus bas]. Y apparurent alors des champs de blé et d'orge, lequel donna des bières qui jouèrent leur rôle dans les confondantes accointances de deux lignées familiales, au cours d'un siècle marqué par des guerres mondiales.
Le professeur d'histoire Tom Crick, dont la famille et ses contemporaines du pays des Fens, ont connu bien des infortunes, préfère raconter à sa classe ces histoires-là – les élèves (et le lecteur peut-être) les trouveront diablement envoûtantes, car ce monotone nulle-part, qui s'étend jusqu'à l'horizon, se prête à l'imaginaire et au surnaturel –, plutôt que suivre le programme officiel où il s'agit de Révolution Française, de guerre de tranchées hérissées de barbelés ou d'oiseaux d'acier, chargés de feu, décollant vers le continent.
Non, au grand dam de son principal de collège, l'histoire, la Grande, Tom la remise dans les marges :
"Ah, mes enfants, [...] Considérez que l'étude de l'histoire est l'opposé même, est le contraire même, de l'action de la faire. Considérez votre professeur d'histoire à l'âge de dix-sept ans, qui, alors que la lutte pour l'Europe atteint son point culminant de folie, alors que nous faisons une percée en France et que les Russes foncent sur Berlin, n'accorde que peu d'attention à ces grands Événements (des événements de nature locale, mais néanmoins dévastatrice ayant éclipsé à ses yeux leur importance) et se plonge lui-même, à la place, dans un travail de recherche d'un genre obscur et obsessionnel : les progrès de l'assèchement des terres (et du brassage de la bière) dans les Fens orientaux, [...], ... l'histoire, recueillie aussi bien de la mémoire vivante que des archives, tant publiques qu'on ne peut plus privées, des familles Crick et Atkinson."
Parmi ces deux lignées, les uns riches de leur réussite pour assécher les sols et produire de la bière, les autres oeuvrant aux entreprises ingénieuses des premiers, augurent une oeuvre romanesque profuse : le prestige de hardis et efficaces entrepreneurs, de timides puis charnelles amours adolescentes, Sarah, figée à vie dans un fauteuil par une gifle de son mari, et dont la rumeur vit maintes fois le spectre, un enfant volé sur ordre divin, une faiseuse d'ange un peu sorcière, un inceste, un garçon à tête de patate et au sexe surdimensionné, une anguille vivante dans une culotte, un noyé – meurtre ou accident ? –, un coffret sous clé avec des bouteilles d'une bière spéciale et un testament en guise d'aveu. Et fatalement des crues, où tout est à refaire.
Beaucoup d'épreuves et d'efforts, ici et maintenant, et c'est en cela, pour le vieux prof Cricky, que le bruit de la Grande Histoire paraît lointain, inapproprié, oserait-on écrire.
Je crois que ce qui fait la qualité de cette fiction est la manière dont Graham Swift l'a structurée, alternant adroitement les fils du récit, de sorte que la trame semble s'écouler telle une eau fangeuse dont il faut canaliser les ramifications fantasques. S'y côtoient des identités nébuleuses, dans une atmosphère qui tient du conte de fée, noir comme il se doit, avec des personnages féminins extrêmement bien cernés : Sarah Atkinson est belle, d'une beauté d'actrice, source de rumeurs – on l'a vu – après son "accident" ; Helen Atkinson, mère de Tom Crick, fait trébucher un défilé de soldats ; Mary Metcalf, seize ans, trop curieuse des garçons, tente de perdre un embryon en sautant de haut, jambes écartées, encore et encore.
Et les hommes, direz-vous ? Ils n'ont pas – avis masculin – cette prestesse de crever la page, si l'on excepte l'attachant professeur, l'époux de Mary, qui détourne ses leçons d'histoire pour en raconter une autre.
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Ce roman anglais fut considéré ("Le Monde") dans les années 1985 comme un des meilleurs de la littérature contemporaine. Je pense qu'il peut toujours, à mes yeux certainement, ambitionner ces étoiles. Publié en 1983 (2001 en Folio), on ne le trouve pas aisément d'occasion, mais merci aux bibliothèques (avec quelques réserves toutefois, il nest pas partout).
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(Compte rendu complet sur le site "Marque-Pages")
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