Hadrien Bels

Et à la maison, elle posera toujours les mêmes questions gênantes : "Pourquoi les femmes ne mangent pas avec les hommes ? Pourquoi c'est toujours elles qui font le ménage et la cuisine ?". Elle ordonnera à son propre garçon de débarrasser la table, et Binette interviendra timidement : " Laisse-le tranquille ..il est en vacances", arrondissant chaque fin de phrase, juste pour garder la relation intacte.

C'est toujours Tibilé que Baba envoie à la boutique, alors qu'y à plein de garçons qui foutent rien dans cette maison.

Quand tu montes les escaliers du stade et que tu arrives dans le virage, tu es pris par la lumière enveloppant ces milliers de visages tournés vers la pelouse d'un vert surnaturel. Et les onze joueurs, ces dieux que tu n'as vus qu'à la télé, deviennent des hommes, qui désormais t'appartiennent.

A côté d'elle, un ventilateur tourne à fond, et derrière, accrochée au mur décrépi, une photo du président avec sa tête de gros poisson pêché au large.

Le bâtiment du consulat de France ressemble à un vieux blanc qui pue l'histoire embarrassante.

Je sais que dans sa tête il répétait « Cinq dans tes yeux ». Cette expression pour te protéger du mauvais œil de l’autre et même de celui que tu pouvais te jeter à toi-même. 

Je pourrais lui parler des heures, à ma ville. De ses voyous, de ses grandes gueules, de ses mecs qui valent pas un clou, de ses filles avec trop de rouge sur les lèvres et de ses petits-bourgeois qui traversent jamais la Canebière. De ceux qui prennent un accent forcé en gueulant fort : "Allez l'OM!" De ces Venants qui écrivent leur histoire sur des pancartes de manifestation et qui affirment à haute voix : "Fiers d'être Marseillais !" Ils ont bien compris ces sans-honte, que le plus important, c'est pas d'être marseillais, mais de le faire croire. Et Marseille les écoute.

Cette maladie (Le Sida) , notre génération avait grandi avec, tout en l'ignorant. Elle était inscrite en nous comme le monstre de ta chambre d'enfant que tu veux pas regarder en face. (p. 94)

Enfin, tout ça c'est de la nostalgie, et la nostalgie ça emmerde tout le monde, sauf celui qui raconte, ça lui file un coup de jeune. (p. 28)

J’ai pas su quoi répondre. J’avais commencé à y croire, à toutes leurs conneries de mauvais œil qui faisait que ton destin partait en couille à coups de regards malveillants.

Cinq dans tes yeux, c’était ma manière à moi de dire à Marseille : « Regarde-moi s’il te plaît, t’as vu comme je te connais bien, et j’enlève même ma serviette pour pouvoir te le dire. »
(Interview Babelio, août 2020)

Je voulais que le livre soit drôle. Drôle et dur à la fois. A l’image de la ville.
(Interview Babelio, août 2020)

Pour la construction des personnages, je parle souvent de fusion. Je pars de personnages que j’ai connus ou observés. Je prends une caractéristique de l’un, l’histoire de l’autre et je construis mon propre personnage. Tu lui ajoutes une couleur de cheveux, un complexe, une culture, une blessure d’enfance, une cicatrice sous l’arcade, une manière de penser, de parler, de jouer au foot ou de se battre. Tu maquilles le réel, c’est du transformisme.
(Interview Babelio, août 2020)

Tibilé n'est pas sûre de vouloir prendre ce train-là. Elle veut des croisements, des changements de direction, des accidents et de grandes voies d'autoroutes, où l'on dépasse la vitesse autorisée en mettant sa tête à la fenêtre pour sourire au vent et au destin. Elle veut du déraillement.

Le griot est le metteur en scène de la communauté. Il scandé ton histoire et celle de ta famille. Dans sa bouche, tu deviens une étoile de la vaste constellation. Et plus tu l'arroses de billets, plus ton nom brillera. Le griot peut te surclasser dans la hiérarchie des femmes soninkées respectées, qu'on regarde avec les yeux bas de la jalousie.

- Tu as parlé de Platon ? J'en suis sûr. Platon, c'est l'arôme Maggi de la philosophie. Les gens ne connaissent que lui.

- La France des couleurs défendra les couleurs de la France !

- On ne répond jamais aux questions, on ne fait que mentir, on ne fait que dire ce que les gens veulent entendre.

Dans cette maison, personne n'a jamais soufflé de bougie d'anniversaire et on garde les sentiments dans le grenier. Les Kanté ne célèbrent que l'utile et l'obligatoire : fêtes religieuses et mariages. On ne sait pas rendre hommage à l'individu. C'est culturel : rien au-dessus du clan. Ou religieux : rien au-dessus du Prophète.

Ces monstres de métal plongent leurs mains dans les eaux sénégalaises, raclent les fonds avec leurs lames, détruisent l'habitat des poissons et recrachent les espèces indésirables. Ils rapportent de quoi remplir de poissons frais les supermarchés du monde entier. Et contre quelques liasses de billets remis sous un bureau, ces bateaux étrangers sont immatriculés au pays. Pour que le tour soit parfait, on embauche même quelques marins locaux, comme éléments de décor. L'administration est une maison close, il suffit de payer et elle donne son cul.