Les Prépondérants de
Hédi Kaddour
Laganier n'aimait pas l'Amérique, il parlait de décadence, de nouvelle barbarie éclairée à l'électricité, de ploutocratie mécanisée, les autres le laissaient dire, c'était pas ça l'important, l'important c'était la terre, les mesures qui permettaient de récupérer plus de terre indigènes quand on aurait bien calmé les arabes, on avait le droit de le faire, c'était même un vieux slogan de gauche, la terre à ceux qui la travaillent ! C'est ce que plusieurs prépondérants avaient dit à Gabrielle quand ils avaient appris qu'elle écrivait un article sur eux et l'histoire de la colonisation, leurs pères avaient débarqué sur cette terre avec des vêtements noirs, un baluchon et ce qu'ils savaient faire ; un savoir venu de très loin dans le temps, avait écrit Gabrielle, des hommes aux mains vides mais qui avaient en eux des choses fortes. Ça n'étaient pas les plus riches qui traversaient la Méditerranée, ni les plus malins, mais ils possédaient quelques-uns de ces morceaux de savoir qui demandent des siècles pour se mettre en place dans la tête des hommes, et ils arrivaient dans un pays mal cultivé, un ancien jardin pourtant, avait dit Ganthier à Gabrielle, le jardin numide, mais c'était peut-être une légende à la Ganthier, une légende dorée, avec ses fruits, légumes, olives, amandes, melons, un jardin qui avait ensuite été transformé en machine à blé par les Romains, le blé qui avait tué les autres cultures, on n'en avait rien su à l'époque, tellement c'était beau ce blé, et parce que personne n'avait d'assez bons yeux au-delà des trente ans à peine que durait alors une vie d'homme. Et la ruine était venue sans qu'on la voie, ruine au long cours, on le savait aujourd'hui, dans l'amertume, mais cette fois c'était peut-être une légende noire, sécheresse et famines dans tout le bassin méditerranéen, et les gens prenaient ça pour une malédiction, la faute à leurs histoires de dieu unique ou au contraire la vengeance d'un unique contre des idolâtres, mais en réalité c'était la faute au blé, qui met tant de joie dans le cœur des hommes quand les épis sont bien lourds, les Romains en avaient eu besoin pour leurs villes à plèbe, un million de boisseaux par mois pour la Rome d’Auguste et de ses successeurs, pain gratuit pour le peuple, le nord de l’Ifriqiya devenu grenier à blé, où l’on arrache les vignes, les oliviers même, et les agrumes, et quand tout est submergé par la marée blonde, on descend vers le sud, des terres encore plus ingrates, et moins de pluie, moins de rendement, sur de plus grandes surfaces, les nomades sont chassés, on capture aussi les fauves, lions, panthères et autres, on envoie à Rome, et on déboise aussi pour le blé, le carnivore se raréfie, et le paradis du blé devient un paradis des herbivores, un sol qui se dénude encore plus sous le broutement des chèvres, gazelles et moutons, et rien pour amender la terre, un an de blé, un an de repos avec de mauvaises herbes pour herbivores, on croit que ça suffit, et la terre s’envole au vent, moins de verdure donc moins de pluie, mais on ne le sait pas, et quand ça pleut ça emporte la terre, les plantes se mettent à ramper pour survivre, et ça devient un pays de ruine romaines sur une terre en ruine ; quand arrive de nouveaux conquérants ça se redresse, et ça retombe, pendant des siècles, et arrivent d’autres conquérants, à dieu unique, pas le même mais toujours unique, conquérants peu agriculteurs disent les uns, ayant au contraire le culte de l’eau, disent les autres, et le pays se reprend parfois, puis retombe, se reprend, et les colon en habit noir arrivent d’Europe sur une terre où on laboure encore avec un soc en bois brûlé, et les nouveau ont dans la tête et les bras un savoir plus efficace, c’est comme les armes, tromblon de fantasia contre fusil lebel et canon de 75, l’état d’un pays lent, des siècles surtout de turquerie disent les uns, de bigoterie au point que les bras finissent par vous en tomber, disent les autres, et on ne savait pas trop où ça avait commencé ce fameux progrès, là-bas, en Europe, ni comment, peut-être un hasard, un climat qui se réchauffe, ou un meilleur fer, pour la faux, bien meilleur que la faucille avec laquelle, ici, on moissonne encore accroupi en chantant ; avec la faux on a plus de foin, plus d’animaux, plus de fumier, la charrue remplace l’araire, on invente la herse, le collier d’épaule, le rouleau… Et tout ce qui avait demandé des siècles pour s’établir dans les têtes, les choses et les corps, voilà que les nouveaux l’attribuaient soudain à leur génie, les autres n’étant pour eux que des demeurés, eux étaient les modernes, ils avaient compris, et celui qui a compris a droit à la terre, et on a pris : les friches d’abord, puis les terres des nomades, terres tribales vites sans tribus, ils ont repliés la tente, les nomades, ils l’on mise sur l’âne, ils sont repartis, qifâ nabki, arrêtons-nous et pleurons, dit l’autre, mîn dhikrâ…manzili, sur les traces d’un campement, ils ont l’habitude, et cette fois on leur a laissé leur tente et quelques chèvres, alors qu’avant, pour récupérer l’impôt, les gens du Souverain leur confisquaient tout et ils ne pouvaient même plus changer d’herbe, juste bons à venir en arracher entre les tombes au bord des villes, on leur a laissé la tente pour qu’ils aillent plus loin, et quand ils sont partis on a fait de grand domaines, des centaines, des milliers d’hectares, c’est rentable, surtout qu’après on rappelle les nomades expropriés, pour travailler, ces gens-là, quand ils sont bien encadrés et qu’on ne les lâche pas, ça peut aller, et ils sont très frugaux ! Avec les colons sont aussi venus tous ceux qui vont avec, artisans, maçons, mécaniciens réparateurs, employés de la poste ou du gaz, boulangers, instituteurs, curés, tâcherons, patron de bistrot, contremaîtres, gens durs à la tâche et durs à vivre, intolérant et prolifiques, ayant cru en cette terre comme d’autres avaient cru en l’Amérique, en plus petit, oubliant le temps qu’il leur avait fallu pour en arriver là, appelant génie de la race ce que les siècle avaient permis d’accumuler, se désignant comme détenteurs d’une supériorité de nature, et les plus malins choisissant un mot plus rare que « supériorité », la supériorité pouvant être de fait, alors disons « prépondérance », il y a du droit dans ce mot, de la valeur, du légitime.
(P372-375)
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