Citations de Jean-Christophe Rufin (2782)
Les réticences n’étaient pas vaincues mais personne ne se sentait de taille à affronter la rhétorique du professeur. De plus, malgré eux, tous étaient gagnés par les arguments du vieux révolutionnaire. N’était-il pas exact qu’ils luttaient contre un régime odieux et qu’ils espéraient contribuer à réduire les injustices dont était victime ce peuple ?
C’est le nouvel effet papillon, dit Delachaux qui avait dû préparer sa phrase les nuits précédentes. Un petit clic de souris ici. Et un tremblement de terre à l’autre bout du monde.
Dans ce temps suspendu, loin des masses humaines, rien ne rappelait les échéances décisives du lendemain. L’avenir, et d’abord le jour d’après, était anéanti tout à la fois par la force de l’instant et par l’éternité immobile dans laquelle vivait la forêt.
Sa détermination revint. Elle se leva et alla fouiller dans son sac à dos.
Elle en sortit l’accessoire ultime, la providence de la femme en détresse, le secours des abandonnées : une petite robe noire.
Il a raison, songeait Flora, en entendant la réflexion de Jo, mais pour rien au monde elle ne l’aurait avoué. Comment est-ce qu’on s’y prend pour faire un coup d’État ? Quand on regarde un pays de loin, sur une carte ou dans des livres, tout paraît facile. Mais au ras du sol ? Ces routes, ces immeubles, ces voitures, ces gens… Ronald est dingue. Je n’aurais jamais dû l’écouter. Dans quel pétrin va-t-il encore nous mettre ?
L’avenue était bordée de loin en loin par des immeubles qui semblaient vides. Un ancien palais se dissimulait derrière des grilles fermées. L’environnement n’était en rien celui qu’on attend d’un petit État pétrolier. Tout était vétuste et désert, et plus ils avançaient en direction de la berge, plus le délabrement des bâtiments s’accentuait. Le front de rivière était constitué d’édifices désuets, aux parois de béton brut ou recouverts de carrelage, à la mode des années soixante-dix. Les rez-de-chaussée étaient occupés par un alignement de boutiques tenues par des Indiens, qui vendaient des épices, des saris, de la quincaillerie bon marché. De l’autre côté du quai, juste au-dessus de l’eau, avait été bâtie une sorte de kiosque qui s’affichait comme « centre culturel ». Par les baies vitrées, ils virent que les pièces étaient dépourvues de meubles et désertes.
La seule liberté des humains est de choisir leurs rêves. Mais ils n’ont pas le pouvoir de les faire aboutir. C’est leur drame et leur bonheur. Nos projets sont toujours trahis. Estimons-nous heureux, déjà, d’avoir pu les vivre.
Flora sursauta. Elle regardait la pièce, ses murs lépreux. Depuis un moment, en pleine conscience, elle mesurait le caractère surréaliste de la scène. Quatre personnes qui se connaissaient à peine, assises en rond sur des chaises branlantes, décidaient tranquillement d’organiser un coup d’État dans un pays lointain dont ils ignoraient presque tout.
Elle avait enchaîné les boulots insignifiants. Elle se sentait désespérément en manque d’un projet. Un vrai projet, c’est la plongée dans l’inconnu, des sensations intenses et presque douloureuses, la peur, l’impatience, l’attente anxieuse. L’action. L’accomplissement.
Ronald apportait cela avec lui de façon démoniaque. Il n’avait pas son pareil pour donner à la vie une intensité extrême, toujours à la limite de l’insupportable. Flora avait conscience que cela s’apparentait à de l’emprise. Mais elle l’avait trop souvent vécue avec lui pour méconnaître ce qu’il y avait de jouissif dans cette servitude volontaire. Et elle savait d’expérience, a contrario, combien la pure liberté prend souvent le goût désespérant du vide et du manque.
Flora lui jeta un regard par en dessous. Il avait toujours cet aplomb, ce calme qu’elle avait longtemps pris pour de la sagesse. Avant de comprendre que c’était surtout le moyen pour lui d’embarquer les gens dans ses pires folies. N’y crois pas. Même si tu crèves d’envie d’y croire encore.
Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main.
Ronald se tut un long instant. Élevé au fond des bois… Comment expliquer la terreur qu’il avait ressentie en arrivant en ville et comment l’exemple de la vie sauvage avait été son seul secours ? Pour effrayer, se cacher ou combattre, les bêtes font usage de leur parure comme d’une arme. À San Francisco, dès ses premiers jours au milieu des humains, il avait décidé qu’il ne serait jamais pris en défaut sur sa vêture. Pour tenir les autres à distance, pour forcer leur respect, pour obtenir leur confiance et surtout pouvoir la tromper, il fallait porter les habits des maîtres du monde, ceux qu’on voyait à la télévision, à Wall Street et au Capitole.
Signe que son pouvoir était absolu et ne lui imposait aucune convention sociale, il portait encore son éternel T-shirt, à la seule différence que celui-ci, griffé d’une grande marque, devait coûter très cher. Il n’avait même pas renoncé à son bermuda de surfeur, décoré d’oiseaux exotiques. Il était chaussé de Nike mais devait en posséder désormais toute une collection, car elles n’étaient pas défoncées et boueuses comme autrefois mais propres et d’un modèle rare.
A cause de la modestie de ses origines, il avait échappé à la tyrannie des orthodontistes et sa denture était irrégulière. Une incisive plantée légèrement de travers donnait à son sourire un attrait particulier, dont il faisait consciemment usage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et ses traits aigus conféraient à son visage une force virile qu’atténuaient une peau soyeuse et un tapis de barbe taillée ras qui lui couvrait jusqu’au milieu des joues. Il faisait penser à un fauve, mais dans la version apprivoisée, celle qui se caresse et rassure les enfants.
J'ai déjà évoqué la saleté du marcheur : elle n'est pas inéluctable, et elle n'est pas absolue. Certains pèlerins patatentés sont les plus scrupuleux clientes douches mises à leur disposition dans les albergue. Le peu de vêtements dont ils sont en général chargés leur impose des lessives quotidiennes dont ils s'acquittent à peine arrivés à l'étape. Mais, aux pièces d'habillement qui sèchent aux abords des refuges, on comprend que chacun se fait de l'hygiène une idée à lui et qui est rarement complète. le tee-shirt est assez universellement l'objet de soins quotidiens. c'est l'oriflamme qui flotte le plus à l'entrée des camps retranchés occupés par les pèlerins. viennent ensuite les chaussettes. les autres vêtements se font plus rares sur les cordes à linge et on en déduit facilement ce qui peut-être lavé. Le pèlerin solitaire est évidemment le moins motivé pour faire des efforts de toilette. j'ai déjà souligné à quel point je m'étais transformé en clochard céleste.
Les distinctions, médailles, citations, avancements, tout cela était fait pour récompenser des actes de bêtes. (p.121)
Il était entré dans l'armée pour défendre l'ordre contre la barbarie. Il était devenu militaire pour être au service des hommes. C'était un malentendu, bien sûr. La guerre n'allait pas tarder à lui faire découvrir que c'est l'inverse, que l'ordre se nourrit des êtres humains, qu'il les consomme et les broie. (p.68)
Pour l'homme des villes, l'arrière, c'était le plaisir, le confort, la lâcheté, en somme. Pour celui des campagnes, l'arrière, c'était la terre, le travail, un autre combat. (p.28)
Il était désespérément sincère. Comme si la certitude de mourir bientôt, éprouvée jour après jour au front, avait fait fondre en lui toutes les coques du mensonge, toutes ces peaux tannées que la vie, les épreuves, la fréquentation des autres déposent sur la vérité des hommes ordinaires. (p.23)
Certains d'entre vous qui ont visité en touriste la côte cantabrique sont probablement révoltés par la présentation négative que j'en fais. Ils ont envie de me lancer : "santillana del mar ! Commillas ! Colombras !" autant de lieux chargés d'histoire, autant de villages considérés à juste titre comme des joyaux d'architecture. Ces lieux sont beaux , je l'admets, mais si je me place dans la perspective de ce récit, qui est celle du marcheur, ils ne rachètent en rien la monotonie des paysages industriels.