Les trois femmes du consul de
Jean-Christophe Rufin
La Résidence dos Camaroes était une ancienne maison de maître agrandie par le haut et sur les côtés. Béliot l'avait transformée lui-même. Dans son premier métier de conducteur de travaux publics, il avait réalisé bien des ouvrages : ponts, aéroports, immeubles.
De nombreux bâtiments officiels, de la capitale mozambicaine et de beaucoup d'autres villes sur tout le continent africain, étaient son œuvre. Aucun édifice cependant ne l'avait rendu aussi fier que cette propriété personnelle. Il l'avait achetée pour presque rien juste après la décolonisation du Mozambique, en 1975. C’était la demeure d'un colon portugais peu fortuné qui avait pris la fuite. Elle valait surtout par son grand jardin tropical planté d'arbres indigènes, manguiers et palmiers, auxquels se mêlaient des essences importées du Brésil, comme des jacarandas et des pitomberas.
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La maison c'était agrandie au fil du temps jusqu’à ce que, finalement, Béliot la transforme en hôtel. Il avait cependant pris soin de ne pas toucher à la terrasse couverte où il se tenait, face à la piscine. Ce coin d'ombre entre des colonnes carrées n'avait pas changé depuis l'époque du petit pavillon colonial. On y voyait toujours les mêmes coussins en toile d'un orange démodé, la même cage en métal pour le mainate, les mêmes pots suspendus, chargés de plantes tropicales qui sentaient l'éponge moisie. Seules les serveuses alanguies étaient remplacées régulièrement, afin qu’elles conservent leur fraîcheur relative.
Ce qui avait été construit sur ce terrain, l'hôtel, le restaurant avec ses tables égaillées autour de la piscine, l’aile des bureaux où étaient installées la réception et la comptabilité, ne semblait pas appartenir au même monde que la résidence primitive.
En somme, Béliot était toujours chez lui. Il ne faisait que tolérer, pour autant que son humeur le lui permit, la présence indiscrète des clients et du personnel.
Dans un premier temps, ceux qui avaient l'imprudence de descendre dans cet établissement appréciaient de se sentir chez quelqu'un. Pendant un séjour lointain ou au début d'une pénible expatriation, c'est un sentiment bien agréable pour le voyageur de retrouver l'intimité d'une maison privée. Mais très vite, ce confort virait au cauchemar.
Il y avait d'abord les réveils de Béliot, en milieu de matinée. Il sortait de sa chambre, située au rez-de-chaussée derrière la terrasse, vêtu la plupart du temps d'un maillot de corps trop large qui découvrait ses bras décharnés.
Autour de son ventre, une énorme ceinture herniaire s'efforçait de contenir plusieurs éventrations.
Ses jambes grêles, boursouflées de varices, s'offraient à la vue des clients qui terminaient leur petit-déjeuner dans l'ombre des parasols, entourés des vives couleurs des fleurs d’hibiscus et des tamaris.
En allant s'asseoir sur son éternel fauteuil face à la piscine pour prendre un premier verre, Béliot les gratifiait même, à travers son caleçon trop large, de vues indiscrètes sur sa pendante intimité.
Ce spectacle éveillait chez les résidents une gêne qui se muait assez vite en dégoût.
Ensuite, quand retentissaient les premiers éclats de voix, les premières insultes adressées par Béliot aux femmes de service, les intrus prenaient la fuite.
Un tel traitement infligé aux pensionnaires avait fini par remonter aux oreilles des rédacteurs de guides touristiques. Le principal d'entre eux vantait l’établissement de Béliot pour la beauté de son jardin et la qualité de ses chambres.
Mais un commentaire très sévère, fondé sur un résumé assez juste du caractère du patron, dissuadait les voyageurs de s'y arrêter.
L’hôtel était donc la plupart du temps vide.
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